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29 décembre 2011 4 29 /12 /décembre /2011 17:27
Le roman des indignés

A partir du 26 décembre et pendant 14 jours, Médiapart publie Tapages Nocturnes, d'Alain Le Gouguec, journaliste à France Inter. Dans ce roman fiction, les citoyens manifestent silencieusement la nuit, en s'organisant sur les réseaux sociaux. «J'ai commencé à écrire cette histoire au printemps 2009, sans savoir qu'un jour je serais rattrappé par l'actualité, c'est-à-dire par le mouvement des indignés, par les révolutions arabes», nous a confié l'auteur (voir la vidéo). Vous retrouverez les 14 épisodes de ce roman dans cette édition, dans l'ordre anté-chronologique de diffusion. Bonne lecture!

 

NOTE PERSO *VOUS TROUVEREZ LES 2 PRECEDENTS EPISODES POSTES SUR LE BLOG EN DATE DU 27 DEC A 18H55 DANS LA MEME RUBRIQUE


«Tapages Nocturnes», épisode 3

 

Episode_4.jpg© Nathanaël Charbonnier
Dans les jours qui suivirent (ou plutôt dans les nuits), les graines que napix310, dupleix et chatgrixavaient plantées sur le web commencèrent à germer. De l'avis général, l'affaire de la place Pasdeloup fut le meilleur des engrais. 

Des rassemblements nocturnes fleurirent çà et là, d'abord dans Paris puis dans d'autres localités. A chaque fois, sans prévenir, des dizaines et parfois des centaines de citoyens investissaient sans un mot une rue, une place, un jardin, n'attendant que l'apparition des uniformes ou le lever du jour pour se disperser dans le calme. Les brigades de police reçurent l'ordre de multiplier les rondes, d'utiliser systématiquement mais en vain les sonomètres mis à leur disposition, de ne pas répondre aux provocations et de ne recourir à la force qu'en cas « d'impérieuse nécessité ».

Il y eut bien, de temps à autre, un incident vite relayé et amplifié par les médias. Dans la plupart des cas cependant, la rencontre entre les noctambules silencieux et les policiers releva presque de la routine. L'histoire aurait pu en rester là, ce ne fut pas le cas.

Nuit après nuit, le mouvement prit de l'ampleur.

Les « Visiteurs du Soir » -c'est ainsi que les surnomma l'éditorialiste de « L'Affranchi »- s'inspirèrent  du précédent de la place Pasdeloup pour tirer profit du sens que pouvaient leur offrir les noms des voies de circulation, impasses étroites ou larges boulevards. Ils y trouvèrent la matière d'un langage protestataire sommaire mais efficace.

Les débuts furent timides.

A l'initiative de nuesousmablouse.com, des infirmières soucieuses d'attirer l'attention sur la dégradation de leurs revenus et de leurs conditions de travail se réunirent une nuit en deux points de Paris, rue des Blancs-Manteaux dans le quatrième arrondissement et rue Vide-Gousset, dans le deuxième.

Leur action serait passée inaperçue si les internautes de lhopitalestalarue.net, la même nuit, ne s'étaient pas donnés rendez-vous sur l'autre rive de la Seine, rue de la Santé. Sous les hauts-murs de la maison d'arrêt, l'irruption d'un groupe hostile à la politique du chef de l'Etat mobilisa très rapidement un grand nombre de flics casqués et nerveux.

Le site lhopitalestalarue.net s'était constitué quelques mois plus tôt. Il résultait d'une agglomération de blogs tenus par des usagers que le fonctionnement des hôpitaux avait rendus très mécontents. Pêle-mêle, il y avait là des patients atteints de maladies nosocomiales, des victimes d'erreurs médicales, des malades mal soignés ou encore quelques estropiés qui ne se remettaient pas de leur infortune et qui reprochaient inlassablement aux médecins hospitaliers de ne pas les avoir rendus entiers à leurs familles. En pleine nuit, sous la lumière terne des lampadaires qui bordaient la prison, tous ces accidentés de la vie avaient très mauvaise mine.

Un officier de C.R.S. s'approcha d'eux pendant que ses hommes formaient derrière lui, avec méthode et célérité, un imposant mur de boucliers. Il tenta de convaincre  ses interlocuteurs de se déplacer de quelques dizaines de mètres ; la rue de la Santé était bien assez grande pour que l'on ne vienne pas camper à minuit sous l'enceinte de la maison d'arrêt au risque de provoquer un chahut dans les cellules.

Il venait à peine d'évoquer cette hypothèse que retentirent, surgis de l'intérieur de la forteresse, les cris des détenus de la Santé. On entendait les mots « cognes » et « condés » agrémentés d'expressions infamantes dans lesquelles les sœurs, épouses et mères des policiers n'étaient pas oubliées, plus déshonorées qu'honorées.

En dépit de cette agitation naissante, les quelques dizaines de protestataires silencieux du site lhopitalestalarue.net  refusèrent de bouger.

Du groupe, on vit s'extraire péniblement un homme aux traits émaciés et sans âge. Son teint était gris. Il avait le souffle court. En le soumettant à une fouille au corps, sans doute eut-on rencontré du doigt, à travers ses vêtements, la forme  d'un drain ou d'un cathéter.

Il murmura quelques mots à l'adresse de l'officier, lui dit se sentir prisonnier de son corps malade, en conséquence de quoi le choix de cette rue, la rue de la Santé, était éminemment symbolique et pas du tout innocent.

Hélas pour lui, le C.R.S. qui lui faisait face n'était pas payé pour céder à l'empathie, seulement pour faire respecter l'ordre. Un signal de la main, et les boucliers de polycarbonate se mirent en mouvement. A leur contact, la troupe des noctambules souffreteux se fit compacte et ne recula pas d'un centimètre. Dans ses rangs, on perçut des gémissements vite étouffés. Des douleurs venaient de se réveiller dans la troupe mutique des zombies.

L'officier savait qu'il lui fallait éviter tout ce qui aurait pu être dénoncé le lendemain comme une brutalité policière. Il regagna l'un des autocars des Compagnies Républicaines de Sécurité. Une fois dans le véhicule, il s'entretint par radio avec le permanencier de la Préfecture. Au terme de cet échange, il revint vers ses hommes et leur ordonna de reculer d'une vingtaine de pas. Entre eux et les Visiteurs du Soir, il y avait désormais un large espace, un espace libre de toute présence humaine.

Le Commandant de police porta à sa bouche un talkie walkie devant lequel il prononça sèchement un code. Un cccrriiiii lui répondit. Et le silence se fit.

Quelques secondes passèrent puis une détonation sourde retentit à l'arrière du groupe. Un C.R.S. venait de faire usage d'un lance-grenade. Après avoir survolé les protestataires, le projectile heurta l'asphalte du no man's land qui séparait les forces de l'ordre des activistes de lhopitalestalarue.net.

Dès que le gaz lacrymogène se libéra de sa gangue, ce fut la débandade. Les C.R.S. facilitèrent la fuite générale, ils orientèrent même les fuyards en les rassurant afin d'éviter que la panique ne se transformât en tragédie.

Devant le 42 rue de la Santé, au beau milieu de cette froide nuit de décembre, il y eut ensuite un ballet lumineux d'ambulances et de cars de police. Le chœur des détenus de la maison d'arrêt acheva d'en faire un insolite son-et-lumière dont les riverains se seraient volontiers passés.

Surprise et choquée par le bruit du lance-grenade, une femme avait été victime d'un malaise heureusement sans gravité. Non loin d'elle, un homme était en proie à une crise de nerfs sans fin.

On la transporta à l'hôpital Cochin d'où elle était sortie dans la journée après avoir été traitée pendant six semaines pour des complications postopératoires ; le dément fut admis à Sainte-Anne où on le connaissait bien.

Par chance, ces  deux établissements de soins très réputés étaient situés à moins de trois cents mètres de là, presque aux deux extrémités de la rue.

***

De la Préfecture à la Présidence, on crut revivre l'épisode navrant de la place Pasdeloup. 

La vice-Présidente avala son eau minérale gazeuse de travers quand, dans la presse, elle lut des titres tels que « Police : un travail très soigné », « Santé : on achève bien les malades » ou bien le cruel « Nouveau tapage nocturne à Paris : deux blessés ».

Dans les récits qu'ils firent de cette nouvelle nuit folle, les journalistes ne manquèrent pas de rapporter brièvement les actions concomitantes des infirmières mobilisées par nuesousmablouse.com.

Les organisations syndicales des personnels de santé et les associations de défense des usagers réagirent avec vigueur à ces évènements. L'indignation fut consensuelle.

L'addition des mécontentements accoucha vite d'une manifestation massive entre République et Nation, diurne et bruyante, bien dans la tradition. Sur les pancartes et les banderoles du cortège, on fit assaut d'imagination ce jour-là, avec des formules aussi rieuses que « Les patients sont impatients », « Pas de coups de trique contre les coups de blouse » ou « Sortons la santé du coma ».

Repris à tue-tête par les manifestants et scandé en boucle, un slogan parcourut longtemps les deux ou trois kilomètres du défilé. Du premier au dernier rang, le long serpent des mécontents frissonna comme la tribune d'un stade sous l'effet d'une ola, au cri de : « Non aux C.S.... Non aux C.R.S. ! ».

Les C.S., les Coopératives de Santé, avaient été instituées par Maurizio Caillard très peu de temps après son accession à la Présidence. Le principe en était simple : chacun venait à l'hôpital avec son trousseau ; ce nécessaire de soins  incluait des draps, des couvertures, des serviettes et du savon mais aussi des seringues, des compresses, du coton, des scalpels, des ciseaux, du sérum, des poches à perfusion, des médicaments et même des produits anesthésiants. La liste, personnalisée selon l'affection dont souffrait le client, était établie par l'E.H.A., l'Equipe Hospitalière d'Accueil.

En France, conformément au programme anti-gabegie que le candidat Caillard avait défendu au cours de sa campagne électorale couronnée de succès, chaque établissement médicalisé avait sa spécialité. Au sein de l'hôpital public cohabitaient plusieurs sociétés commerciales de droit privé, les E.H.A., toutes codirigées par un commercial et un professeur en médecine. Quelques semaines après l'investiture du Président Caillard, les lits, les chambres, les blocs opératoires, les matériels des hôpitaux avaient été mis à l'encan. On les avait privatisés.

Suivant ses moyens, le patient devait adhérer à une Coopérative de Santé. Toute C.S. mettait à la disposition de ses adhérents un catalogue d'E.H.A. et de médecins de ville hors desquels il n'y avait pas de salut. 

Le fait de choisir une Equipe Hospitalière d'Accueil non répertoriée dans le catalogue de sa Coopérative de Santé revenait pour un malade à régler de sa poche et au prix fort la facture des soins parfois nécessaires à sa survie. Tout comme les hôtels, C.S. et E.H.A. auraient pu être classées en catégories, avec un camaïeu de conforts allant du bas de gamme le plus sordide au Palazzo Grand Luxe.

Dès la première consultation, l'E.H.A. s'adressait à la C.S. à laquelle elle était localement liée et lui commandait un trousseau d'articles sans lesquels toute hospitalisation eut été impossible. La Sécurité Sociale n'avait plus d'existence que pour les services d'urgences. Son financement était assuré par un  prélèvement sur impôt d'un montant identique pour tous les contribuables.

Pour le reste, les Français optaient nécessairement pour une C.S. qui réglait jusqu'à la location du lit, sommier et matelas nu. Sans mettre à contribution l'entreprise qui les employait, les salariés  versaient à leur coopérative une cotisation dont le volume reflétait la qualité des soins que l'on prodiguait en cas de pépin. Avec tout ça, le monde rural était à la peine, soumis qu'il était à une règle générale -elle valait pour tous les citoyens- une règle difficilement applicable que l'on avait baptisée « l'offre étoilée » : il s'agissait de proposer à chacun un éventail de spécialités médicales et chirurgicales dans un rayon de soixante-dix kilomètres. Dans les campagnes, on regrettait le temps de l'hôpital cantonal, là où l'on allait les yeux fermés pour un vulgaire  bobo  aussi  bien  que pour un malaise cardiaque.

 Quant aux indigents, leur sort était tout simplement confié aux O.N.G.

Dans le fond, il ne fallait pas s'étonner de voir sortir des E.H.A. les moins performantes -les plus médiocres- une quantité impressionnante d'estropiés, d'anciens malades censément guéris que l'on relâchait dans la nature avec des faces de morts-vivants. Après coup, beaucoup d'entre eux s'en voulaient de ne pas avoir investi davantage d'argent dans le choix d'une meilleure Coopérative de Santé.

Ce système exprimait deux obsessions du Président : la performance et la responsabilité individuelle. Au nom de ces deux principes dont il avait fait un programme, Caillard avait jeté les bâtiments scolaires et universitaires sur le marché locatif. Il avait privatisé l'enseignement tout entier.

***

Tout au long de la Calle de la Rabida, le trottoir de terre rouge sentait fortement l'urine. Aurélien l'emprunta pourtant et longea la file des autocars.

Après des heures et des heures de route, ils venaient chaque jour faire relâche dans cette ruelle de Séville. Au bout d'un voyage qui les conduisait généralement de l'hiver à l'été, les touristes fourbus sortaient se dégourdir les jambes, s'extasiaient aussitôt devant les plantes grasses, les arbres à feuillage persistant, les palmiers. Puis les hommes s'installaient un peu à l'écart de leur groupe et tournaient le dos à la chaussée, jambes écartées.

 Contre le muret de briques, ils se soulageaient sans honte sous les commentaires et les rires des femmes qui paraissaient transies sous leur châle dans la fraîcheur de l'aube hivernale andalouse. Dès le premier rayon du soleil, l'odeur piquante de la pisse montait, emplissait l'air ;  cette trace olfactive s'évanouissait -mais ne disparaissait pas totalement- jusqu'au lendemain matin.

Aurélien Fenaux avisa un autocar immatriculé en région parisienne dont le conducteur semblait dormir, affalé sur son large volant ; le passant se hissa sur le marche pied, renifla, toussota ostensiblement et attendit. Toujours vautré, le chauffeur leva la tête, ouvrit les yeux et se fendit d'un regard ensommeillé en direction du jeune homme qui le regardait aussi et qui ne tarda pas à ouvrir la bouche.

-    Vous n'auriez pas rapporté un journal de Paris, par hasard ? Je peux vous le payer.

Le conducteur tendit le bras gauche vers un sac qui se trouvait là. Il saisit un épais carré de papier qu'il expédia d'un geste de basketteur vers son visiteur.

-    Tiens, mon gars. J'l'ai lu et j'le r'lirai pas. Si j'te l'donne pas, je l'jette !

Aurélien remercia. Il pressa le pas vers les bâtiments très architecturés de l'ancienne Exposition Universelle.

Tout en marchant, il contempla la Une du quotidien « Le Francilien ». Son visage s'éclaira d'un sourire. Un titre annonçait la grande manifestation des professionnels et usagers de la santé. Le chapo de l'article rappelait les derniers rassemblements nocturnes et leur navrant épilogue.

Aurélien Fenaux consultait chaque jour la presse sur internet. Bien sûr. Toutefois, rien ne remplacerait jamais le parfum du papier journal imbibé d'encre. En se collant furtivement « Le Francilien » sous le nez, il revit Paris, ses rues, ses gens, ses fêtes, ses rébellions. Entre langue et palais, il sentit s'épanouir un goût d'œuf mimosa. Il vit l'image d'une mayonnaise battue sous son filet d'huile jusqu'à devenir suave. Il se dit pour lui-même, presqu'à voix haute : « Elle prend ».

Sans cesser de sourire, il ajusta sur ses oreilles les petits  écouteurs de son baladeur numérique. Il se laissa envahir par les notes rauques de l'album « Lagrimas negras », la voix flamenca douloureuse de Diego Cigala, la touche de piano cubaine de Bebo Valdés. « La nuit et le jour » pensa-t-il. « La nuit et le jour ».

Oui, incontestablement la mayonnaise prenait. Il répéta : « La nuit et le jour »... Son sourire s'élargit. Il tenait le slogan dont il nourrirait bientôt les internautes : « Pas de répit pour les képis ».

***

« Non-aux-C.-S. !...

...Non-aux-C.-R-.S. ! »...

Une moue méprisante aux lèvres, Maurizio Caillard fit signe de couper le son du téléviseur. On crut  l'entendre marmonner « connards » mais il nia plus tard l'avoir dit.

Place de la Nation, la manifestation des personnels et des usagers de la santé touchait à sa fin.

Plumeau et chiffon lustrant en mains, le Président s'activa frénétiquement d'une horloge à l'autre, remontant les unes, réglant le carillon des autres, tournant le dos à ses collaborateurs qui redoutaient tant cette posture : elle n'augurait généralement rien de bon. Il revint vers son bureau et replaça dans leur tiroir ses petits ustensiles de ménage horloger. La tête fixe, les yeux mobiles balayant lentement la pièce de droite à gauche et de gauche à droite, il prit l'air sarcastique et prononça ces mots : « Qu'ils s'agitent, qu'ils se fatiguent !... Le temps est dans mon camp ».

Alors qu'il prononçait cette phrase, il vit sur l'écran de télévision apparaître le visage d'un syndicaliste honni, un barbu aux yeux clairs réputé pour n'être jamais économe d'une vacherie. Il décochait toujours ses flèches d'une voix traînante avec une gousse d'ail dans l'accent, à la manière d'un conteur méridional. Caillard le détestait.

 Pointant le barbu d'un index agité de petits mouvements rapides et verticaux, Maurizio Caillard pensa à haute et intelligible voix : « Qu'est-ce qu'il dit là, le pouilleux ? ».

Deux conseillers se ruèrent vers la télécommande. Leur précipitation eut pour effet de faire tomber la zapette et de susciter l'ire injurieuse de leur patron.

-    Mais quelle bande de nuls !

Au risque d'un lumbago foudroyant, un troisième conseiller ramassa prestement -en apparence, du moins,   car une méchante douleur lui piqua les lombaires- ramassa l'objet qu'il dirigea vers l'écran plat, réactivant illico le son. On n'entendit que la fin de la déclaration du responsable syndical. A la manière du chef de l'Etat, les yeux dans la caméra, il égrenait à la fois la question et la réponse. Il s'adressait directement à Caillard.

-    Vous accepteriez, Vous, Monsieur le Président, d'être pauvre et malade ?... Non, évidemment. Eh bien, nous, nous sommes comme vous... Nous voulons tous être riches et bien portants.

Ce propos sembla agir comme la pluie sur les escargots. Au cours des deux nuits qui suivirent, des rassemblements d'internautes silencieux eurent lieu dans plusieurs voies communales de Paris aux noms évocateurs : rue Leriche, rue de la Monnaie, rue du Trésor, rue de la Grande Truanderie.

Contrairement à ceux-là, d'autres happenings pourtant très fréquentés n'eurent pas davantage les honneurs de la presse que ceux de la police. Ce fut le cas du stand-up  qu'organisèrent des accros au tabac. Déjà pénalisés par l'installation obligatoire de détecteurs de fumée dans les emprises privées des immeubles, ils faisaient face depuis peu à une flambée des taxes sur la nicotine et sur le papier à cigarettes. Ils se réunirent rue Briquet et rue des Cendriers. Ils repartirent au petit matin après avoir reçu la visite courtoise de trois policiers à pied. Ecoeurés par tant d'indifférence, ils s'en allèrent dans l'aube glaciale en toussant leurs poumons, laissant derrière eux aux bons soins des balayeurs municipaux une chaussée jonchée de mégots.

La réunion nocturne des opposants à l'exportation du savoir-faire nucléaire national aurait pu connaître un sort identique. Ils se donnèrent rendez-vous rue Becquerel.

Il fallut que le compteur Geiger apporté sur place par l'un d'eux se mette à grésiller au contact d'un gendarme mobile pour que l'incident fasse l'objet d'une information brève dans les pages d'un quotidien généraliste. Quelques jours plus tôt, le pandore avait participé à l'évacuation d'une centrale, conséquence d'une fuite radioactive que l'on avait annoncée « sans gravité ».

Tout aussi prévisibles que les compulsifs du compteur Geiger, les prostitués de la capitale -femmes, hommes, transgenres-  choisirent l'impasse Monplaisir, dans le XXe, pour se réunir en silence trois semaines avant Noël.

Après les avoir verbalisés à tour de bras pour racolage, après avoir piégé leurs clients, on leur avait imposé une contrainte d'un incroyable cynisme, d'une ahurissante hypocrisie.

Chacun et chacune d'entre eux avait l'obligation de déclarer son activité en Préfecture. Une carte magnétique lui était remise. Elle contenait une puce infalsifiable qui renfermait son identité, ses spécificités professionnelles, les tarifs qu'il ou elle pratiquait. La nuit, le tapinage intra muros n'était toléré (le texte de loi ne disait pas « autorisé ») qu'en des lieux définis à l'avance par la puissance publique ; elle en révélait chaque jour les noms sur le site internet préfectoral. On les appelait fort joliment  « Les zones roses ».

Chacune de ces zones était placée sous la surveillance de fonctionnaires assermentés munis d'appareils conçus pour lire et compléter les cartes à puce numérique. Chaque arrivée faisait l'objet d'un enregistrement et d'un pointage horaire. Chaque arrivant se voyait confier quatre mètres carrés de trottoir.

En fin de service, la prostituée ou le prostitué suivait le même  chemin  en  sens  inverse.  En  tenant  compte du temps passé sur place, de l'exposition plus ou moins rentable du bout de bitume concédé, de l'âge du déclarant, de ses spécialités, le placier établissait alors une moyenne.

Il la passait au tamis de sa calculette et de la règle de trois. Les chiffres ainsi obtenus désignaient la somme que devait débourser le travailleur du sexe. C'était, en quelque sorte, une gabelle.

De nombreux forçats du tapin refusèrent les zones roses. La taxe était lourde et les incessants changements de lieu perturbaient leurs clients les plus fidèles. La prostitution s'installa donc peu à peu aux portes des villes, sur d'anciennes friches industrielles que l'on baptisa d'évidence « Les zones grises ».

Depuis que le législateur, sous la pression du Président omnipotent, avait institutionnalisé le proxénétisme d'Etat, les petits hôtels à prix cassés, blocs de béton sans âme aux chambres impersonnelles, avaient poussé presque d'un coup autour de ces zones grises jusqu'à en constituer les seuls lieux habités.

Les hôteliers ne devaient accepter que les cartes bancaires et les chèques, moyens de paiement réputés propices à l'identification de celles et ceux qui faisaient ici commerce de leurs charmes. Les patrons d'hôtel, les « tauliers », acquittaient une patente annuelle à laquelle s'ajoutait une T.V.A. de 20%, soit deux sources supplémentaires de recettes pour les finances publiques. Le poids de l'impôt indirect se répercutait évidemment sur la tarification des chambres, pénalisant sévèrement prostituées et prostitués ; de ce fait, pour survivre, il leur fallait travailler plus et plus.

 

Et ce n'était pas tout. Hôteliers, putes et clients étaient contraints de laisser leurs voitures dans de vastes enclos équipés d'horodateurs. Là encore, les prix imposés étaient scandaleusement élevés.

L'exaspération avait donc conduit tout naturellement à cette digne action des damnés de la prostitution. Impasse Monplaisir à Paris. La mobilisation s'était lentement construite autour du site zones-roses-et-idees-noires.org.

Seule différence avec les rassemblements précédents, une exception dans cette histoire : les tapineurs de Paris avaient joué les « Visiteurs du Jour ». Afin de ne pas perdre une nuit de travail, ils avaient décidé d'investir la rue à midi.

Fin du troisième épisode, la suite demain


«Tapages Nocturnes», épisode 4

 

Episode_4_1.jpg © Nathanaël Charbonnier

Ce matin-là, le lieutenant stagiaire Constance Tranh n'avait heureusement négligé aucun détail. A peine sortie des couloirs du métro, la policière extirpa de son sac un minuscule parapluie qu'elle déploya d'un clic dès que la première goutte atteignit son front.

Aux premiers jours de décembre, il pleuvait serré sur Paris. Constance se consola en pensant que c'était évidemment de saison. Une fois la dalle glissante de la place Louis-Lépine atteinte, la jeune femme marqua un temps d'arrêt et se retourna pour contempler une fois encore l'entrée de la station Cité. Au début du siècle dernier, Hector Guimard l'avait conçue a minima, sans pierre de lave ni marquise de verre armé. Ce vestige de l'Art-Déco était sobre dans son excentricité végétale avec ses deux belles tiges de fonte en forme de brins de muguet.

Entre Seine et Préfecture, les signes avant-coureurs des fêtes de fin d'année s'invitaient dans les allées du marché aux fleurs tout près de là. Les derniers pompons de chrysanthèmes attendaient vainement leurs acheteurs. Devant les échoppes pavillonnaires des fleuristes, les bulbes d'amaryllis et les branches de houx supplantaient les pots d'Alison Kirk et de Cappa jaunes au cœur orange. De Toussaint en nativité, la fin de l'automne hissait la couleur de l'hiver. Le rouge était mis. La grisaille, par touches, se faisait flamboyante.

En soupirant, Constance Tranh reprit sa marche vers le bâtiment haussmannien de la Préfecture de police de Paris qu'à l'instar de ses collègues elle appelait « la P.P. ».

Station du métropolitain, feuilles mortes écrasées, parterres glissants du marché aux fleurs, clarté de l'eau crachotée par les fontaines Wallace... Le regard de l'officier stagiaire s'accrochait à une foule de détails que le passant régulier ne voyait plus. Toutes ces images la distrayaient d'une pensée grise, mélange de curiosité et d'inquiétude qui flottait en elle depuis quelques heures : elle se rendait à une convocation du chef de cabinet du Préfet. 

La veille, Cheyrieux l'avait appelée dans son bureau.

Il l'avait invitée à s'asseoir. En la voyant, il avait même esquissé un sourire... puis il avait tenté -c'est cela- il avait « tenté » de se montrer chaleureux.

-  Rappelez-vous, Lieutenant, ce rapport dont nous avons parlé vous et moi il y a quelque temps...

Il n'avait pas attendu la réaction de la stagiaire.

-  ...Oui, bien sûr, vous vous en souvenez. Eh bien, j'ai jugé ce rapport préoccupant et l'ai transmis à mes supérieurs par la voie hiérarchique d'usage. Le Préfet en a eu vent, son chef de cabinet vous demande. Il ordonne votre détachement à la P.P... On vous veut là-bas et au plus tôt, Constance.

Le commissaire avait prononcé le prénom de la jeune femme pour la toute première fois. « Constance ». Il l'avait fait en hochant la tête, histoire d'insister sur la charge qui attendait sa stagiaire.

-  Pour vous, maintenant, y'a pas de demi-mesure. C'est la réussite ou l'échec. Vous avez mis le doigt sur quelque chose, faut aller au bout. En êtes-vous bien consciente, Constance ?

Elle fit signe que oui.

-  Bon, eh bien prenez vos affaires et filez. Et bon vent ! Auprès de Keller, ça ne devrait pas être une partie de plaisir. Drôle de réputation, ce type. Difficile à cerner. Je serais vous, j'me méfierais !

Sans commentaire et sans précipitation, elle avait tourné les talons. Derrière elle, la voix traînante de Cheyrieux avait retenti encore une fois.

-  ...Et si ça marche pour vous, jeune fille, j'espère que vous ne m'oublierez pas dans vos prières !

L'entretien n'avait pas duré deux minutes.

Avait-elle répondu quelque chose ? S'était-elle fendue d'une formule usuelle du genre « Au revoir Monsieur », « Bonne soirée », « Bonjour chez vous » ?... En vérité, Constance n'en avait pas le moindre souvenir. La pensée grise l'avait immédiatement saisie ; il lui avait fallu ce soir-là accompagner sa tisane d'un comprimé ad hoc pour être sûre  d'éviter l'insomnie. Et aujourd'hui elle était là, devant la Préfecture, à douze minutes de sa rencontre avec le larbin du Préfet.

Le Lieutenant de police stagiaire Tranh portait un trench beige bien serré à la taille, des collants et des escarpins noirs. Cette tenue, elle la baptisait pour elle-même son « joker féminin ». Ses cheveux étaient courts, comme coupés en dépit du bon sens, mèches taillées en un dégradé que l'on eut cru anarchique s'il n'avait pas été savamment ordonné trois jours plus tôt par les ciseaux d'une amie coiffeuse.

Elle s'éloigna des amaryllis et des fontaines Wallace, laissa sur sa droite l'entrée de la Préfecture réservée au public puis  emprunta la rue de la Cité pour se diriger vers la porte Notre-Dame. Un gardien de la Paix l'invita à décliner son identité, ce qu'elle fit.

Pendant l'accomplissement de cette formalité, un autre collègue en uniforme sortit de sa guérite, brava l'humidité et la fraîcheur ambiantes afin de voir de près la silhouette aperçue derrière la vitre sale du poste de garde.

Pour accéder à la Cour du 19 août, Constance devait affronter six ou sept mètres de gros pavés parisiens tout luisants des rets d'eau-de-pluie que traçaient au sol les pneus des voitures de service. En replaçant sa pièce d'identité dans son sac, elle jeta furtivement un regard mauvais sur ses escarpins et maugréa contre elle-même. Puis elle reprit sa marche sous le regard amusé des deux flics en faction. 

A l'entrée de son bureau, bras croisés devant la porte entrouverte, Jacques-Julien Keller consulta sa montre : elle indiquait dix heures moins cinq. Il était impatient de rencontrer l'auteur de ce passionnant rapport qu'on l'avait prié de lire ce mois-ci. 

Du palier situé entre son étage et le niveau inférieur lui parvînt le bruit sec et rythmé de talons féminins. Quelques secondes plus tard, il vit apparaître en haut de l'escalier une tête, celle d'une jeune personne aux cheveux sombres. Le visage dont il commençait à distinguer les traits ne faisait qu'évoquer l'Asie. La peau était safranée, d'un jaune curcuma. Surgies d'yeux délicatement effilés, les pupilles n'offraient à la lumière qu'un noir intensément brillant, des pupilles noires posées sur deux globes très blancs. Quant au nez de la demoiselle, si parfait, si parfaitement dimensionné, il aurait fait mourir d'envie Cléopâtre plus sûrement que les crocs d'un aspic.

Parvenue à la dernière marche de son ascension, la jeune femme se redressa et le vit.

Keller tendit la main dans sa direction, elle lui sourit en retour. Il remarqua aussitôt ses dents parfaites, d'une blancheur éclatante.

-  Lieutenant de police stagiaire Constance Tranh. Mes respects, Monsieur le chef de cabinet.

-  Jacques-Julien Keller. Enchanté de vous  connaître. Entrez donc, je vous prie.

Il s'effaça devant elle.

La jeune femme s'attendit à un regard d'inspection aussi concupiscent que celui des deux gardiens de la paix en faction devant la porte Notre-Dame ; elle ne sentit rien de ce genre. Il l'invita à s'asseoir. Elle retira son trench et pris place pendant qu'il regagnait son fauteuil.

L'antre de Keller était meublé avec simplicité. La décoration y était presque absente, les cloisons blanches étaient nues. La hauteur des placards de chêne clair ne dépassait pas 90 centimètres en partant du sol. Ces meubles bas étaient surmontés d'un plateau d'un seul tenant, il suivait le périmètre de la pièce sur trois côtés, on pouvait s'y asseoir. A intervalles réguliers, ce banc de rangement comportait de petits halogènes encastrés dans le bois. Ils étaient dissimulés sous des hublots opaques pas plus gros que des sous-verre. Sur les murs, pas la moindre toile empruntée aux Musées de France, pas le soupçon d'un bronze ou d'un marbre. Aucun  tapis sur le sol, juste un parquet dont le motif « à bâtons rompus » paraissait compliqué, excentrique même, tellement l'esprit de l'endroit était au dénuement.

Le chef de cabinet du Préfet de police fit face à Constance, les mains croisées devant lui sur son plan de travail. C'était un homme sans âge, plutôt grand mais pas trop, vêtu d'un costume gris sur une chemise blanche et une cravate bleu de France. Il cultivait son anonymat.

En flic très affûté par l'observation des détails, elle en profita pour finir son rapide tour d'horizon. Elle nota mentalement la présence de précis administratifs, de livres juridiques, d'un dictionnaire en quatre volumes, d'un pot de terre cuite surmonté d'un bouquet de stylos et de crayons à mines grasses. La table de bois patiné formait la lettre C, Jacques-Julien Keller semblait s'y lover. Le plateau de ce beau bureau avait des dimensions imposantes sans que l'on soupçonnât son utilisateur de vouloir impressionner ses visiteurs. Deux objets ajoutaient à l'ensemble la touche insolite sans laquelle ce haut-fonctionnaire -il avait rang de sous Préfet- aurait pris le risque de passer pour un invertébré.

Devant lui, sur sa gauche, posé de trois-quarts, un gros médaillon de fonte tenu verticalement par un double crochet d'acier lui offrait en permanence le visage d'une Marianne sans bonnet phrygien. L'incarnation symbolique de la République était coiffée d'épis de blé, de fleurettes, de rameaux d'oliviers et de feuilles de chêne. Sous son cou tranché net par le graveur figurait une date : 1889. Le tout était surmonté d'une petite étoile à cinq branches.

A la droite de Keller, près de l'extrémité du C, la présence d'un haltère chromé d'une quarantaine de centimètres  garni de cinq kilogrammes de disques noirs et rouges parachevait l'originalité du lieu.

Le chef de cabinet regarda la stagiaire qui regardait son bureau. Constance portait une petite robe noire que l'on aurait crue taillée sur elle. Ses longs doigts mats tapotaient gentiment les accoudoirs de la large chaise cannelée au creux de laquelle elle s'était installée. Ce geste ne traduisait rien, ne trahissait rien, pas plus que les traits impassibles qu'elle avait hérités peut-être, comme son nom, de ses ancêtres asiatiques. Il fallait observer les ailes de son nez parfait pour voir s'exprimer ses émotions.  Presque imperceptiblement, ses narines frémissaient. Elles frémissaient à l'unisson de ce que le Lieutenant de police stagiaire Tranh découvrait. 

Jacques-Julien Keller décida de mettre fin à l'examen méthodique auquel se livrait, depuis son entrée dans la pièce, cette policière débutante.

-  Vous savez, je crois, pourquoi j'ai souhaité vous voir.

-  C'est à propos de mon rapport ?

Il se contorsionna en opinant, fixa un point loin derrière elle en soupirant et prit un air faussement désabusé.

-  C'est en effet à propos de ce rapport. Si j'avais su que votre commissaire connaissait aussi mal votre travail, j'aurais gagné du temps. Je l'ai convoqué, l'ai bombardé de questions avant de comprendre qu'il était bien incapable de me répondre. Mais enfin, vous voilà.

Les narines de Constance Tranh accusèrent le coup. Elle dit : « Que puis-je pour vous, Monsieur ? ».

Il marqua un temps et répondit d'un trait.

-  J'aimerais que vous m'éclairiez. Précisez-moi en quoi ce que vous avez relevé sur la « toile », comme vous dites, peut être porteur pour la puissance publique d'un motif sérieux de préoccupation. Pour ce qui me concerne, j'ai encore un peu de mal à juger ce qui se fait sur internet. Sans doute suis-je encore un peu vieux jeu... 

Constance remarqua alors un détail qui lui avait échappé jusque-là : le chef de cabinet du Préfet de police de Paris travaillait sans ordinateur... Dans ce grand bureau d'ascète, il n'y avait pas plus d'écran que de clavier. Au vingt-et-unième siècle, Monsieur Keller, grand serviteur de l'Etat, ne taquinait toujours pas la souris.

 

******

 

Au petit matin, Kevin Payet rentrait chez lui sans entrain. Il n'avait pourtant pas aimé cette longue nuit passée debout sous une porte cochère par un froid arctique dans un silence qui multipliait par trois les secondes. Il était transi, usé de fatigue, n'aspirait qu'à dormir. Mais son pas restait lent. Il ne se hâtait pas de retrouver Lakshmi.

Ses dernières heures de travail, le C.R.S. Payet les avait consacrées à la surveillance d'un hôtel particulier parisien. Une annexe du ministère de la santé. Cette faction avait été pénible. Il n'avait pas vu âme qui vive, la ruelle était restée déserte. Son moral ne l'avait pas aidé à surmonter ce grand moment de solitude ; solitude mordue par un hiver trop mordant.

Oui, vraiment, Kevin rentrait chez lui sans entrain.

En arrivant devant son immeuble de briques, il marqua un temps d'arrêt. A ses pieds, l'asphalte couvert de gelée blanche brillait comme du mica. Il leva les yeux jusqu'au troisième étage vers une fenêtre éclairée faiblement. A 5h30, Lakshmi était déjà sortie du lit. Son sommeil avait-il été perturbé par l'absence de son mari ? Lui fallait-il préparer les goûters des enfants pour leur sortie scolaire en forêt de Fontainebleau ?

 Lakshmi Payet, fille de l'hémisphère sud, Malbaraise de La Réunion, avait seulement gardé de son île une habitude propre à tous les humains dont l'existence est vouée à des aubes précoces. A ceux qui s'en étonnaient, surtout l'hiver, elle disait : « Je me réveille avec le coq ». A l'étonnement succédait alors la surprise, ses interlocuteurs cédaient à l'incompréhension. Cette fille des hauts de Saint-Louis s'était toujours levée là-bas avec le coq ; son chant était gravé en elle. Un cocorico retentissait en Lakshmi chaque nuit, à la même heure.

Kevin Payet ne prit pas la peine de pousser la porte d'entrée de l'immeuble. Elle était ouverte, le battant bloqué au mur par une mince cale de bois. La gardienne devait être dans l'escalier, pressée de shampouiner puis de rincer les marches que n'allaient pas tarder à fouler les semelles des habitants. Elle était là, en effet, à genoux entre le deuxième et le troisième étage, l'éponge et la serpillère à la main.

Frôlant du dos les cloisons de l'escalier, les bras tendus sur le crépi, Payet se hissa jusqu'au deuxième niveau, trois marches par trois marches, sur la pointe des pieds. Surtout, ne pas souiller. En passant près d'elle, il dit bonjour à la dame qui ne le vit pas ou ne voulut pas le voir.

Renommée dans tout le quartier pour ses flatulences dont l'écho secouait régulièrement les cages d'escalier, elle fit honneur à sa réputation et lui répondit par un pet. Quand on ne lui adressait pas de réflexion, elle proférait d'elle-même une allusion fine à son « mal gazeux » comme elle disait. A ses interlocuteurs effarés, elle assénait : « Encore un que les boches auront pas » ou bien « Aux abris, le gaz part » et encore « Les locataires qui paient pas, moi je les fous à la porte ! ». Elle parlait comme ça, la gardienne. Et cela ravissait les enfants.

Parvenu au troisième palier, il vit la porte de son logement s'ouvrir sur le visage radieux de sa femme. Elle avait perçu du bruit dans l'escalier et son regard s'était instinctivement dirigé vers la pendule-pays,  produit dérivé de la marque de bière réunionnaise « Bourbon ». Tout naturellement, elle s'était dirigée vers l'entrée mais sans précipitation, avec le souci de ne surtout pas réveiller les garçons.

Dès qu'elle vit leur père, elle comprit que quelque chose, assurément, ne devait pas tourner rond. Elle l'embrassa furtivement puis, lui ayant fermement saisi le menton, elle maintint à distance le visage de son homme qu'elle examina en fronçant les sourcils. Les yeux de Kevin cherchèrent une mouche.

Elle demanda doucement : « Qu'est-ce qu'il y a ? ». Le policier expliqua que sa hiérarchie venait d'ordonner le renforcement des factions nocturnes. La protection des bâtiments officiels devenait une priorité. D'un air sincèrement désolé, elle murmura juste en créole : « Mon pauvre chéri... Allez ! Va vite te coucher ». Elle ajouta : « Bientôt nous serons loin d'ici. Bientôt les  vacances ».

L'air plus las que fatigué, la tête basse, Kevin Payet entra dans l'appartement et fila se mettre au lit sans un mot. Une fois allongé sous la couette, rideaux tirés, il contempla le plafond de sa chambre et gambergea tant qu'il put... Comment diable annoncerait-il la nouvelle à sa femme ? Comment lui dirait-il que sous la pression indirecte des « Visiteurs du Soir » ses supérieurs envisageaient sérieusement de suspendre les congés ?

 ***

 

Keller lui avait donné rendez-vous à la brasserie du coin à l'heure du déjeuner. Constance Tranh prit place face à la baie vitrée. De là, elle contempla les touristes en route pour la Sainte-Chapelle. Ils étaient collés comme des canetons derrière un guide flanqué d'un grand parapluie bigarré, d'un bonnet à gros pompon de couleur vive ou d'une sorte d'oriflamme marqué du nom d'un agent de voyage.

Elle tenta de deviner la nationalité des uns et des autres, se demandant pourquoi elle s'entendait souvent dire à l'étranger en dépit de ses traits annamites : « Vous êtes française ? ».

Par quel détail la provenance des êtres apparaissait-elle évidente ? Sans le renseignement de la langue, vêtements et comportements offraient des indications. En revanche, l'anatomie pouvait être trompeuse. Les grandes migrations avaient brouillé les cartes du village mondial. Au sec derrière la vitre, Constance vit passer sous l'averse de neige deux femmes au teint rose coiffées de chapeaux-cloche. Elles avaient l'allure un peu gauche de ces anciennes petites  éclaireuses dont la démarche oblique trahit le supplice infligé en pleine croissance par le port des brodequins les jours de corvées de bois, deux fillettes jamais remises totalement de longues années si peu féminines de scoutisme. L'une d'elles avait les paupières tombantes et les yeux gris. De l'autre septuagénaire on apercevait les incisives de la mâchoire supérieure, vieilles quenottes usées plantées dans une pauvre lèvre inférieure sèchement craquelée par le froid. Le Lieutenant Tranh pensa sans hésiter : « Britanniques ». Elles entrèrent dans le bistro et commandèrent deux chocolats chauds. Elles s'adressèrent au garçon en français, le français éthéré des bourgeoises d'Auteuil.

Constance Tranh changea aussitôt de distraction. Sans attendre son chef, elle  consulta la carte du jour. La neige qui tombait désormais en bourrasques lui fit désirer une nourriture consistante, un plat riche en calories. Elle ne trouva pas meilleur remède contre l'anémie que le Boudin d'Auvergne aux deux pommes au prix de 15 euros. Son appétit lui fit parcourir le choix des fromages et des desserts. Elle y releva d'avance un Cantal de Laguiole et le Clafoutis maison crème anglaise à 9 euros et 50 centimes, le tout arrosé d'une eau gazéifiée et d'un verre de Cahors.

-  Vous auriez dû commencer sans moi, Constance...

C'était la voix de Jacques-Julien Keller, ce son grave et doux, ce timbre dont seul son interlocuteur pouvait percevoir l'écho dans l'exiguïté du lieu. Elle se méritait, cette voix. Pour l'entendre, il fallait bien prêter l'oreille, se montrer attentif à chacune des syllabes, supporter ses silences, suivre les égarements du locuteur. On était toujours payé de sa patience avec cet homme là.

Un jour, très certainement, elle lui demanderait pourquoi il s'évertuait à parler aussi bas. Il lui avouerait sa phobie de la foule indiscrète et lui raconterait cette histoire qui l'avait marqué pour toujours. C'était à Toulouse, il n'avait pas vingt ans. 

Un jour comme les autres, juste en bas de chez lui, il s'était attablé chez le Kabyle du quartier à l'heure du déjeuner. A la table d'à côté, une quinquagénaire d'abord seule avait été rejointe par une autre femme, presque sa copie, l'affliction en plus. Comme pétrifié, le jeune Keller avait reconnu l'épouse chagrinée de son patron. Il avait entendu la sous-Préfète par alliance raconter à son amie comment elle avait acquis la certitude de l'infidélité de son mari. La nuit venue, il prétextait de plus en plus souvent une affaire urgente pour quitter le domicile conjugal et regagner son bureau. La veille au soir, rongée par le soupçon, elle avait relevé le compteur kilométrique de la berline mise à la disposition du sous-Préfet par l'administration. Au petit matin, horrifiée, elle avait constaté que la voiture avait parcouru dans la nuit une distance quarante fois supérieure à celle qui séparait leur maison des bâtiments de la sous-Préfecture. 

De cette expérience, Jacques-Julien Keller gardait une gêne persistante et traumatisante. De crainte permanente d'être épié par des voisins de table, il avait coutume de parler dans le masque dès que quelqu'un s'approchait. Au restaurant, dans un bistro, il fallait vraiment prêter l'oreille pour entendre ses phrases. Il le savait et parlait peu. Il écoutait. 

« Je vais me laver les mains, je reviens »... Il déposa son pardessus sur la patère qui se trouvait là et prit la direction des sanitaires. Quatre ou cinq minutes plus tard, il revint en se frottant les mains, l'air détendu.

-  Qu'avez-vous choisi ?

Constance Tranh baissa les yeux en souriant. Elle était ravissante et elle avait un appétit de fort des halles. Il regarda l'ardoise qui pendait au mur derrière elle.

-  Ne me dites pas que vous avez craqué pour le boudin d'Auvergne aux deux pommes ?... Si ???

Il rit de bon cœur et ne pensa même pas à lui demander si elle se laisserait tenter aussi par le Cantal de Laguiole, le Clafoutis maison crème anglaise ou bien les deux. Ils appelèrent le garçon, Keller commanda une omelette nature avec un verre d'eau plate.

-  A présent, dites-moi tout.

Entre deux bouchées de boudin-purée, le Lieutenant Tranh décrivit au chef de cabinet du Préfet la géométrie du système. Elle lui livra un rapport complet sur l'activité des sites visités par ceux qu'elle avait baptisés les agit'nautes. Elle lui détailla leur « stratégie de l'araignée ». Ils tissaient leur toile sur la toile ; ils y pondaient leurs œufs qui  nourrissaient les impatiences, les attentes, les déceptions, les frustrations, les utopies, l'aspiration de leurs contemporains à une autre vie. Se laisser tenter par le discours des agit'nautes revenait à lancer à son tour une poignée de fils pégueux vers d'autres arachnides, ceux-là plus proches en quantité de l'acarien que de la Veuve Noire.

La téléphonie mobile ainsi que les messageries rapides promues par le net offraient un formidable instrument de propagation discrète.  Les appels aux rassemblements nocturnes suivaient une classique procédure pyramidale, du haut vers le bas. Les internautes acquis aux idées que développaient napix310 et ses complices connaissaient le protocole. Tout se jouait en trois temps. Chacun d'entre eux n'avait que cinq SMS à envoyer à des proches pour signaler d'abord l'imminence d'une action nocturne et silencieuse sur tel ou tel thème. Par le même chemin, les destinataires se voyaient préciser la date et l'heure du rendez-vous ; l'indication du lieu de ralliement venait en dernier et le plus tard possible.

Chaque message expédié se répandait ainsi dans une communauté de pensée. Chaque expéditeur, d'un clic ou d'une pression du pouce sur la touche « envoyer », gagnait cinq fois sa mise à la puissance x : cinq que multipliaient cinq, que multipliaient cinq, que multipliaient cinq, que multipliaient... A ce jeu là, il arrivait aux VDS (les Visiteurs du Soir) d'être en si grand nombre qu'ils ne pouvaient tenir tous dans la rue où l'un d'eux avait choisi de les réunir. Car évidemment, pour rédiger et faire partir le premier SMS, il y avait toujours un maître de cérémonie que Constance, par commodité, désigna devant Keller par les initiales  « M.C. » prononcées à l'anglaise.

 D'un plissement accentué du front, le haut-fonctionnaire marqua son étonnement.

-  Un « Messie », dites-vous ?

La jeune femme but une gorgée de Cahors qu'elle déglutit bruyamment sans quitter des yeux l'homme qui lui faisait face. Elle se racla la gorge.

-  Huhummm !... Mmm ! Un « M.C. », Monsieur. Dans les pays anglo-saxons, « M.C. » est l'abrégé de « Maître de Cérémonie ». On l'utilise en France dans les milieux musicaux. Autrefois, en somme, il aurait désigné celui qui menait le bal...

-  Ah ? Bien. Continuez, je vous prie.

Le boudin tiédissait vite. Son jus cessait d'être liquide et prenait à présent l'apparence et la consistance du saindoux. La purée était froide.

Elle posa sa fourchette et se décida à prendre le fromage et le dessert.

-  L'essentiel, c'est de remonter à la source si l'on veut écraser l'araignée.

Keller ne manifesta pas le moindre signe d'une réaction. Elle n'en regretta pas moins la brutalité avec laquelle elle venait de sceller le sort de ces agit'nautes qui n'avaient tué personne et qui n'en exprimaient guère l'intention.  Pourquoi avait-elle dit « écraser » ?...

Elle se sentit gagner par l'embarras et se tut.

  L'air de rien, le chef de cabinet l'invita à poursuivre sur sa lancée.

-  Avons-nous une piste ?

-  Le début d'une piste. Je suis tout près de localiser le  premier message laissé sur les forums par les agit'nautes. C'est l'affaire de quelques jours. Encore deux ou trois vérifications et je serai en mesure de vous dire d'où il provenait. Je suis presque sûre que plusieurs de ces gens agissent de l'étranger.

-  Et qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer, Constance ?

Il avait dit « Constance », adresse qu'il gardait généralement pour les moments de pause, lors de ces trop brèves digressions personnelles qui les aidaient depuis trois jours à se connaître un peu mieux. Dans les conversations strictement professionnelles, quand il était demandeur, il lui donnait du « Mademoiselle Tranh ». Dès qu'il se muait en donneur d'ordres, c'était juste « Lieutenant ».

-  Et qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer, Constance ?

-  Les heures auxquelles ils laissent leurs commentaires sur les pages de discussions.

-  Qu'ont-elles de si particulier, ces heures ?

-  Quand les agit'nautes font irruption sur un forum à minuit heure de Paris, les messages de deux d'entre eux indiquent 3h30 et 22h00. 

***

Vers 13h30, Kevin Payet fut réveillé par une crampe atroce sous le pied gauche. Par réflexe, il se retrouva assis dans la position du rameur qui va chercher ses avirons loin devant. Il croisa ses doigts sous ses orteils et tira vers lui tant qu'il pût. La crampe s'estompa, Kevin sortit du lit. Avec précaution, il glissa ses pieds dans les tongs qui lui servaient de souliers d'appartement. Encore ensommeillé, il chemina vers le salon.

Il avait mal dormi.

Il gardait en mémoire l'empreinte chaude d'un cauchemar nauséeux, l'odieux souvenir d'un cri sans voix, un hurlement empêché par l'inconscience du rêve noir, juste un pointillé de souffles rauques étranglés par sa gorge, une détresse à peine sonore qui l'avait presque réveillé pourtant. Le dormeur avait alors perçu le murmure de Lakshmi. Elle avait couru à son chevet pour lui dire : « ce n'est rien, bébé, tout va bien, rendors-toi ». Et tout juste apaisé, il s'était rendormi. Jusqu'à la crampe.

Kevin Payet traînait ses tongs sur le parquet quand il vit sa femme affairée autour d'un tas de vêtements et de d'objets divers. Il reconnut son masque de plongée, son tuba et ses palmes.

Il s'arrêta net, droit comme un i. Il se tenait debout devant la porte de sa chambre, seulement vêtu d'un marcel, d'un caleçon et de tongs. Le regard vide, il regardait Lakshmi.

L'air enjoué, elle parla la première. 

-  J'ai sorti nos vêtements d'été, tu n'imagines pas le bien que ça m'a fait... Je ne veux pas attendre le dernier moment pour préparer nos valises et celles des enfants... C'est un avant goût des vacances, j'adore ça !

Il ajusta son caleçon qui dévoilait la raie de ses fesses.

-  Tu sais, Mimi, y'a pas l'feu... On ne part que pour  les fêtes...

Lakshmi haussa les épaules et leva les yeux au ciel.

-  Oui, c'est vrai, on ne part que pour les fêtes... Mais dis-moi, Kevin : Noël, tu vois ça quand ?

-   ???

-  Je te rappelle que c'est dans deux semaines, Noël ! Décidément, chéri, tu travailles beaucoup trop. Janvier, c'est là, devant nous !...

Il ne répondit pas ; elle enchaîna.

-  ...Au fait, j'te prends quels shorts ? 

***

 

-  Là, on a très, très peu de temps. On est dans une procédure de ce qu'on appelle un référé.

L'homme qui parlait avait les cheveux mouillés. Il était vêtu d'un drôle de manteau de cuir noir, long et cintré, qui lui donnait des airs de gestapiste. Il avait posé devant lui un ordinateur portable sur l'écran duquel on apercevait un tableau Excel plein de couleurs et de chiffres. Quelques minutes plus tôt, il s'était assis à la table des deux fausses Anglaises en bredouillant une excuse pour le retard, et l'entretien avait commencé.

Il n'était pas rare que le café des Deux-Palais servît de lieu de rendez-vous aux avocats et à leurs clients. Le type du référé expliquait ce qu'elle voulait entendre à la femme aux yeux gris, on la sentait tout entière acquise aux précisions qu'il lui donnait, elle opinait et disait de temps à autre « D'accord », «Ah oui, d'

accord » d'un timbre très éraillé. Constance Tranh remarqua, elle n'avait pas vu ce détail tout à l'heure, un grain de beauté proéminent sur la lèvre de la dame. A l'école de police, on avait formé Constance à l'observation minutieuse de tout ce qui l'environnait. 

Le Lieutenant de police Tranh revint du regard vers le chef de cabinet du Préfet. Keller lui faisait toujours face.  Perdu dans ses pensées, il vidait tranquillement sa tasse de café clairet. Sans arrêter de siroter, il brisa le silence de cette fin de repas.

-  Mademoiselle Tranh ?

-  Oui, Monsieur ?

-  Vous a-t-on transmis la liste des voies de circulation où nos services ont relevé la présence de Visiteurs du Soir ?

-  Non, Monsieur.

-  Vous savez que depuis l'affaire de la Place Pasdeloup ces noctambules se donnent rendez-vous dans les rues dont les noms expriment sommairement le message qu'ils veulent délivrer aux autorités ? (Constance répondit oui de la tête)... Je me demande s'il ne s'agit pas là d'une invention de journaliste... Ou alors on assiste au degré zéro de l'expression !

Reposant la tasse vide en riant, il enfouit sa main droite dans la poche intérieure de sa veste pour en extraire une feuille de papier pliée en quatre. Il la tendit à sa subordonnée.

-  C'est sans grand intérêt, je le crains, mais sait-on jamais. Si cela peut vous être utile, nous ne devons rien négliger.

Le Lieutenant Trahn déplia la feuille et la parcourut pour la forme. Des dates, des heures, des noms de voies de circulation... Sous leurs paupières si délicatement bridées, les yeux de Constance balayèrent la page un moment puis ils se figèrent sur un point. Son visage parut se pétrifier. Jacques-Julien Keller qui n'avait pas cessé de la regarder releva juste un signe de vie qu'il connaissait bien, ce drôle de frémissement à peine perceptible des narines.

La jeune femme venait de relever un détail ; sans doute avait-il échappé à son chef et elle en suffoquait.

La nuit qui avait précédé sa prise de service dans les bureaux de la Préfecture de police de Paris, cette nuit là, un groupe de Visiteurs du Soir s'était chronologiquement manifesté Place Bienvenüe, Rue Mademoiselle et Rue Constance.

Fin du quatrième épisode, la suite demain

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27 décembre 2011 2 27 /12 /décembre /2011 17:55

Mediapart publie «Tapages Nocturnes» à partir de demain

 

 

Alain le gouguec4 par Mediapart Rencontre avec Alain Le Gouguec, auteur de «Tapages Nocturnes» Manifestations nocturnes silencieuses organisées via les réseaux sociaux: cette idée a germé début 2009, dans l'esprit d'Alain Le Gouguec, journaliste de France Inter. Il a décidé d'en faire un des thèmes de son premier roman, Tapages Nocturnes, publié sur Mediapart à partir de demain.

 

 

«Tapages Nocturnes», épisode 1

 

DSC_1594.jpg
© Nathanaël Charbonnier

Aurélien Fenaux arrivait en vue de la Fábrica Real de Tabacos

 

A l'angle de l'hôtel Alfonso XIII et de la Calle Maria Doña de Padilla, le jeune Français consulta sa montre : 11h47. L'ancienne manufacture royale des tabacs abritait plusieurs sections de l'université sévillane. Les jours de canicule, il empruntait avec ravissement l'enfilade des cours fraîches. Elles étaient encadrées d'escaliers de marbre monumentaux bordés de balustrades et de rampes de bois tourné. Bizet s'en était inspiré pour concevoir le décor de Carmen. Du haut des marches s'échappaient parfois les échos d'un piano à queue dont Aurélien savourait quelques notes languides avant de reprendre son cheminement vers la Calle Palos de la Frontera.

Ce matin-là, il n'alla pas jusqu'aux grilles de la Fábrica. Il prit le sentier extérieur, longea les douves sèches du bâtiment jusqu'au grand hévéa. Le vieil arbre feuillu était aussi épais qu'un baobab. C'était un dinosaure végétal. De son tronc pendait une barbe de lianes entrelacées. Autour de l'énorme pied, de larges tentacules cagneux plongeaient dans les profondeurs argileuses pour y puiser un peu d'humidité.

D'un mouvement de l'épaule et du bras, Aurélien laissa choir son sac à dos et s'assit sur l'une de ces grosses racines en tirant de sa poche un téléphone mobile à clapet.

-  Corre que te pillo... Corre que te agarro...Corre...

Les yeux brillants comme des flammèches, deux enfants apparurent à six mètres de là. Ils chantaient à tue-tête en sautillant de concert deux fois sur le pied gauche, deux fois sur le pied droit. Le jeune Français les regarda s'éloigner, prêts à bondir l'un et l'autre au détour d'un couplet, prêts à courir pour donner corps à leur entêtante  ritournelle, prêts à fuir pour être pris...

-  ...Cours ou je t'attrape... Cours ou je t'agrippe... Cours...

Il ôta ses lunettes de soleil, se concentra sur son GSM et prit soudain l'air contrarié. Près de lui, deux étudiantes elles-aussi adossées au tronc de l'arbre attaquaient un sandwich en devisant de tout et de rien. Le jeune homme se pencha vers l'une d'elles qui le regardait en mâchant. C'était une jolie fille blonde bien dans son temps mais étrangement coiffée d'un chignon d'une facture très conventionnelle pour son âge. Il lui montra son portable sans batterie, indiqua l'écran noir et lui demanda en espagnol s'il pouvait lui emprunter le sien pour envoyer un SMS, « un seul ». La joue gonflée de pain, elle le toisa en déglutissant. Il insista poliment comme si sa vie en dépendait et s'entendit répondre d'une voix douce :

- No te preocupes. Toma, toma !

Elle lui tendit le téléphone qu'il prit sans se faire prier davantage.

- Mucha' gracia'.

Il composa un  numéro, ouvrit une page texto et y écrivit : « La nuit est à nous ». Le derrière un peu endolori par la dureté du bois, il resta là un instant sans rien faire de plus, souriant sous le soleil que filtrait l'hévéa.

Dix secondes s'écoulèrent.

A midi pile, les carillons de Séville commencèrent à sonner. Paupières closes, Aurélien Fenaux huma profondément l'air andalou de septembre... Puis, d'une pression du pouce gauche, il envoya le message.

 

 **********

 

Kevin Payet n'en croyait pas ses yeux. La scène qui s'offrait à lui n'était vraiment pas ordinaire.

Il allait être une heure du matin. La lune était fine comme une rognure d'ongle. Il rentrait tout juste d'une garde statique dans une rue proche du boulevard du Temple. Son Commandant l'avait exceptionnellement autorisé cette nuit-là à quitter ses collègues de la C.R.S. 63 sans passer par le cantonnement de sa compagnie, du côté de Vélizy.

Le Brigadier Payet avait soigneusement rangé son treillis bleu marine et tout son attirail dans un sac de sport passe-partout. Emmitouflé dans une tenue de ville -pantalons de grosse toile noire, doudoune kaki, bonnet de laine dans le même ton-, il regagnait la maison.

L'hiver était très en avance. En cheminant vers la station de métro Filles du Calvaire, le Brigadier pensa dans le froid à ses vacances prochaines. L'année avait été rude, sa famille s'était montrée patiente, le retour au pays pour deux semaines s'annonçait comme une récompense pour tout le monde. Départ prévu avant  les fêtes.

Payet était réunionnais. Il n'était pas rentré dans son île depuis trop longtemps.

Tout en marchant, il se gava d'images et de projets ; il songea à ce sentier qu'il aimait et qu'il sillonnerait bientôt avec Lakshmi et leurs deux enfants. Descente vers la rivière parmi les filaos et les fraisiers sauvages, baignade ensoleillée en eau fraîche, montée en direction de Bassin bleu, cap sur Cilaos dans les senteurs orangées du bois de joli-cœur, traversée d'une forêt de cryptomerias jusqu'aux premières cases créoles. En chemin, on croiserait un visage familier, un vieux des hauts coiffé d'un petit chapeau. Il demanderait : « Comon y lé ? » ... On lui répondrait : « Lé la ! »... Ensuite, on échangerait quelques mots pour la forme. On maudirait l'envahissant longose, une  plante d'ornement devenue peste sauvage. On s'autoriserait peut-être quelques commérages, quelques « la dit la fé ». Puis on prendrait congé. La chemise collée à la peau par l'effort, on irait joyeusement savourer sous la varangue un rougail fait maison, épicé comme il faut.

En attendant, il y avait ça.

Kevin Payet s'apprêtait à descendre vers les quais du métro quand son attention fut attirée par un fait inhabituel par-delà le boulevard. Il leva la tête et regarda du côté du Cirque d'Hiver.

Au premier coup d'œil, il ne saisit pas bien ce qu'il vit. Un clignement de paupière plus tard, il comprit finalement ce qu'il y avait là-bas, à une quinzaine de mètres devant lui.

Sur les trottoirs, sur les chaussées, à l'intersection des rues Amelot et Oberkampf, sur les aires de jeux du jardin pour enfants de la place Pasdeloup, deux à trois-cents  personnes -plus ou moins- se tenaient debout, immobiles, serrées les unes contres les autres. Elles ne faisaient visiblement rien d'autre qu'occuper l'espace, sans un mot, pas même un murmure, comme si elles s'étaient installées là seulement pour être là.

Estomaqué, déconcerté, le Brigadier des Compagnies Républicaines de Sécurité fut tenté de s'approcher. Il remonta de trois marches, sortit son GSM d'une poche à fermeture éclair cousue sur la manche gauche de sa parka  et composa le numéro abrégé du poste de police le plus proche. Bien peu amène, une voix d'homme maugréa :

-  Police, j'écoute. Déclinez votre identité ainsi que la raison de votre appel...

Payet connaissait cette voix.

-  ???... Jablonsky ?

Il avait rencontré Luc Jablonsky à l'école de police. Mieux noté que son camarade, Kevin Payet avait choisi les C.R.S..

Après quelques opérations de maintien de l'ordre, on l'avait affecté à la garde des bâtiments officiels. Quant à Jablonsky, il avait tout de suite goûté à la rue, aux bagarres entre ivrognes, aux vols à la roulotte, à la crasse, aux petites et aux grandes misères du monde. En prenant du galon, il avait gagné une place au chaud, une chaise derrière une table dans une antenne de quartier. Au cœur du XIe arrondissement de Paris, il était devenu l'as de la main courante, un prosateur de la maréchaussée abonné au jargon des assureurs. S'il n'y avait eu que cinq mots à son vocabulaire, c'eurent été les mots « effraction »,  « individu », « véhicule », « sinistre » et « décédé ».

-  ...Payèèèèèèèè !?!...

Au cours des mois qu'ils avaient passés ensemble chez les élèves gardiens de la Paix, Kevin avait eu beau lui expliquer que la prononciation réunionnaise de son nom était « Payett », Luc Jablonsky n'avait jamais cru bon de s'y conformer. Cette fois encore, c'était peine perdue.

Le Brigadier Kevin Payet demanda à son collègue si la présence de centaines de personnes silencieuses place Pasdeloup à une heure du matin lui avait été signalée. Son collègue crut à une plaisanterie avant de venir voir de plus près de quoi il retournait.

Jablonsky arriva dans un fourgon Jumper. Trois jeunes gardiens de la paix dont un sous-Brigadier l'accompagnaient.

Ils s'approchèrent de cette humanité compacte et mutique. Il y avait là autant de femmes que d'hommes, des gens jeunes, des vieux et aussi quelques mimes au teint très blanc, aux yeux lignés de noir, aux lèvres rouge carmin, asexués dans la pénombre par ce grimage outrancier. Ceux-là portaient sur les paumes de leurs gants l'inscription : lecridumime.over-blog.com. 

-  C'est quoi, ce bordel ?

Ce fut un grommellement plus qu'un aboiement.

Le Brigadier de police Luc Jablonsky promena sa stature impressionnante parmi les noctambules qui venaient ainsi le défier sur son territoire, « sur mon chantier » avait-il coutume de dire pour désigner le quartier.

-  Qu'un responsable se désigne !... lança-t-il d'une voix menaçante...J'veux parler à l'auteur de c'foutoir, et vite !

Pour toute réponse il n'eut que le silence.

Puis des sons de souris, mi soyeux, mi feutrés, s'échappèrent peu à peu de ce stabile humain. Jablonsky et son mètre quatre vingt dix n'avaient pas attendu les cours de l'école de police pour savoir qu'un peu d'intimidation pouvait générer beaucoup d'inquiétude. Il  sentit l'air de la nuit s'empreindre d'un parfum qu'il reconnut immédiatement. C'était l'âcre exhalaison de la peur. Il insista.

-  Alors !?

Personne ne sortit des rangs.

A quelques pas de là, toujours présent mais soucieux de garder ses distances, Kevin Payet vit son ancien condisciple adresser à ses collègues un signe dont ils saisirent immédiatement le sens. Ostensiblement, portière ouverte, le sous-Brigadier demanda par radio du renfort. Les deux gardiens de la paix -un homme et une femme- détachèrent prestement de leurs ceinturons réglementaires ces matraques de polymère à poignées latérales perpendiculaires que l'on appelle « tonfas ».

Un frémissement, pas encore un murmure, s'échappa de la foule toujours homogène. Rejoints par le sous-Brigadier, les deux gardiens de la paix et le Brigadier Jablonsky toisèrent les « individus » les plus proches d'eux et aboyèrent cette fois en canon, pour faire nombre : « Vos papiers !... Allez ! Vos papiers et tout de suite ! ». De temps à autre fusait aussi un : « Je l'dirai pas deux fois ! »... Mais de toute évidence, les citoyens qui s'étaient donné rendez-vous nuitamment sur cette place étaient paralysés de détermination ou de terreur. Aucun ne bougeait. Tous se taisaient.

Surgirent alors deux autres voitures de police, un fourgon Citroën et une berline. Leurs sirènes, le crissement des pneus sur l'asphalte, les crachouillis des talkies-walkies : tout ce remue-ménage amplifié par la nuit eut pour effet d'extraire les riverains de leur sommeil.

Une à une, les lumières s'accrochèrent aux fenêtres.  Elles éclairèrent la rue, des têtes apparurent derrière les rideaux puis sur les balcons alentour. Payet pensa : « Oh merde... On dirait que le spectacle commence... ».

D'abord intrigués, à l'abri chez eux, les spectateurs firent bientôt entendre leur voix : « Qu'est-ce que c'est ? », « Que se passe-t-il ? », « Qu'ont-ils fait ? ».

D'en bas, les policiers les invitèrent à rentrer, à reprendre tranquillement le cours de leurs rêves. Les dormeurs réveillés le prirent très mal. On entendit fuser : « Vous êtes gonflés !... Vous nous sortez du lit en faisant un boucan pas possible et maintenant vous voudriez qu'on se rendorme comme ça... C'est pas un peu facile ? ». D'un immeuble à l'autre, des voix approuvèrent et prolongèrent l'écho protestataire.

Sur la chaussée du boulevard des Filles du Calvaire, face aux quelques centaines de noctambules plus que jamais statiques et silencieux, le Brigadier Jablonsky commençait à manquer d'idées. Il ne sentait pas bien la suite. Son copain Payet était là, toujours là, qui observait la scène de l'autre côté du boulevard. Jablonsky demanda ses papiers à un septuagénaire replet qui ne bougea pas.

-  Papiers !... hurla le policier.

Son nez touchait presque celui de l'homme, toujours muet, qui n'en apparut pas troublé pour autant. Comme beaucoup de ceux qui l'entouraient, il arborait le badge du site silencieuxmaisconscients.com

Trois secondes s'écoulèrent qui parurent des minutes.

La voix de Jablonski résonna encore, ferme, portée par l'assurance que la loi confère à ceux qui la servent.

-  On l'embarque.

Cette fois, un murmure parcourut la masse humaine qui emplissait la place Pasdeloup. On vit alors une femme d'allure nerveuse fendre la foule, se porter aux avants postes et se planter face à un gardien de la paix interloqué. Une chaîne brillait au cou de cette petite dame courageuse. Le bijou était lesté d'un prénom écrit en lettres d'or stylisées : « Suzanne ».

Elle se lança dans un étrange ballet, déployant ses bras de bas en haut. Elle se comporta un peu comme si elle eût voulu impressionner une assemblée de pêcheurs en décrivant à l'aide de gestes amples la taille d'un poisson gigantesque. Simultanément, sa bouche semblait faire « ouaaah ! »... « ouaaah ! »... « ouaaah ! »... Il n'en sortait qu'un souffle, pas un mot.

Parmi la douzaine de policiers désormais sur les lieux, il s'en trouva un pour ne pas juger à son goût cette gesticulation d'insecte. La partie longue d'un tonfa s'enfonça brutalement dans le plexus de Suzanne.  Elle tomba à genoux les bras croisés sur le ventre entre abdomen et thorax, les yeux révulsés, la gorge dilatée en recherche d'oxygène. Des « oh ! » scandalisés s'échappèrent des balcons et des fenêtres. C'est alors qu'un mime à la pommette gauche maquillée d'une larme en trompe-l'oeil se rua sur le sous-Brigadier venu assister Jablonsky.

Un coup de matraque l'arrêta net. Son cri réveilla ceux des riverains qui dormaient encore. Le sang gicla du front du mime blessé. Le long de son visage blanc coula un épais filet rouge, une coulée luisante comme un vernis dans la lumière des réverbères. Une clameur s'éleva et ce fut la curée.

Abasourdi, toujours debout près de l'entrée du métro, le C.R.S. en civil Kevin Payet fit un quart de tour sur lui-même et regarda partir au loin le fourgon de police qui conduisait  Suzanne au poste.

Ce qu'ignoraient encore les policiers, c'est que la jeune femme qu'ils allaient interroger n'était pas seulement mutique. Elle était aussi sourde et muette.

***

« La manifestation à Pasdeloup dégénère »...

Le titre barrait la Une d'un quotidien du soir. En sous-titre on lisait : « La police se déchaîne la nuit dernière à Paris contre un rassemblement silencieux ». Cela sautait aux yeux, la rédaction du journal s'était régalée du fait que les internautes de silencieuxmaisconscients.com avaient choisi la place Pasdeloup pour se faire entendre sans un bruit entre minuit et deux heures du matin.

Les témoignages des violences policières commises dans le XIe avaient fait chauffer la toile toute la journée. Les sites d'information en avaient vite fait leurs choux gras. Le buzz s'était illustré de photos prises à l'aide de téléphones mobiles et de petits films mis en ligne sur les réseaux sociaux d'internet. Le soir, les chaînes de télévision y avaient largement puisé la matière de leurs reportages. Rien qu'en une matinée, l'image du mime matraqué et le martyr de la jeune Suzanne pliée de douleur avaient été téléchargés des centaines de milliers de fois.

Vingt-quatre heures plus tard, les éditorialistes de la presse  s'emparèrent de l'évènement avec appétit. Sous leurs plumes inquisitoriales, l'incident devint une affaire d'Etat.

Dans La République du Dauphiné, sous le titre « De la place Pasdeloup à la chaussée de la Muette », Didier Belpeau donna libre cours à son joyeux penchant pour les calembours tout en déplorant avec gravité le rétrécissement des libertés publiques.

L'Edito de François Lafay, en page 2 de L'Echo d'Alsace, attira en ces termes l'attention des lecteurs sur la valeur  des mots dans une démocratie : « Les matraqués étaient-ils des manifestants ?... Certes, non. Pour être qualifiés de cette façon, encore eut-il fallu une revendication, un slogan, une banderole. Au lieu de cela, il n'y eut que le silence, silence interrompu par le bruit sec des coups portés par la police (...) Sauf à démontrer que l'immobilité est dans ce pays un délit, les noctambules de la place Pasdeloup ne furent que des passants voués à regagner tranquillement leurs foyers ; jusqu'à preuve du contraire, en France, un passant ne peut être traité en criminel ».

En dernière page du Télégramme de Toulouse et du midi, Louise-Marie Rabot prit, elle-aussi et comme à son habitude, le parti des plus faibles. En guise de commentaire, elle dégaina un plaidoyer qu'elle avait bâti  comme un réquisitoire contre l'ardeur policière, un joli texte intitulé : « Gandhisme ». Dans le même esprit, L'Ouest-Républicain publia un dessin de Delouestre ; il figurait un vieil ascète enturbanné assis en tailleur sur un tapis hérissé de matraques.

Face à une presse nationale aux réactions réputées trop souvent frileuses, les journaux régionaux s'en donnèrent à cœur joie ce matin-là.

Dans L'Affranchi, cependant, dont l'influence couvrait tout le territoire, c'est le patron lui-même qui signa l'éditorial du jour. Didactique, il rappela d'abord ce qu'avait été Jules-Etienne Pasdeloup ; au XIXe siècle, ce bienfaiteur de l'humanité avait encouragé l'accès des plus humbles à la grande musique. En leur permettant d'assister à des concerts, il avait démocratisé le genre.

La démocratisation, Roland Mouchard en fit ensuite le fil rouge de son long article encadré. Ce faisant, il constata méthodiquement la « régression » qui « lèprosait » à ses yeux l'héritage du Siècle des Lumières. Revenant sur les circonstances de la bavure survenue à Paris l'autre nuit, il prétendit : « Bientôt, plus rien ne sera permis au pays de Rousseau et Voltaire. Les quelques dizaines de statues humaines qui eurent l'audace de se poser sur la place Pasdeloup en un happening nocturne  et  silencieux  ont  vite compris sous la matraque qu'elles n'étaient pas faites de marbre mais de chair et de sang. Ces impudentes et ces impudents préparaient-ils un putsch ?  Menaçaient-ils les institutions ? Non, bien sûr. Pourquoi donc se plantèrent-ils là ? Nul, à cette heure, ne peut prétendre en connaître la cause. La seule chose que l'on sache -dans l'ignorance, tenons-nous en au fait- c'est qu'ils vinrent là pour ne pas faire entendre bruyamment leurs voix tout en cherchant à nous délivrer un message. Oui, mais lequel ?... Eh bien supposons que, paraphrasant René Descartes à la manière de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, ils aient voulu nous dire : ‘Je pense, donc je suis dangereux' »...

Sûr de son effet sur le lecteur, le directeur de L'Affranchi porta l'estocade, concluant sur ces lignes : « Sans un mot, pacifiquement, les animateurs et les habitués du site silencieuxmaisconscients.com ont réussi leur démonstration. Grâce à eux, on sait maintenant que près de trois siècles après les Lumières, dans la France obscure d'aujourd'hui, même le silence est interdit ». Le papier de Roland Mouchard était titré : « Défense de se taire ».

***

De retour d'un lointain pays en guerre, « théâtre d'opération » pour nos soldats, la vice-Présidente de la République posa le pied sur le tarmac de l'aérodrome militaire d'un air plus martial que de coutume.

Depuis l'entrée en vigueur de la réforme constitutionnelle, Marie-Michelle Laborde cumulait les prérogatives de deux anciens ministères : la Défense et   l'Intérieur. A son propos, le Président Maurizio Caillard disait : « La sécurité de la France, c'est elle ».  Accessoirement, elle servait aussi de lien autoritaire entre le gouvernement et le chef de l'Etat qui distribuait les ordres et ne tolérait aucune contestation en retour ; Caillard fusionnait les portefeuilles, il ne tolérait autour de lui qu'un cénacle, il labourait personnellement tous les champs de la Justice. Il n'y avait plus de Garde des Sceaux. Quant au Premier ministre, la nouvelle Constitution l'avait subtilement fait disparaître. On l'avait escamoté.

La vice-Présidente allongea le pas. On l'attendait dans le Salon d'Honneur. Quelques dizaines de journalistes, cameramen, ingénieurs du son se levèrent quand elle entra. Elle s'installa d'un bond derrière un pupitre surélevé, une quinzaine de centimètres au-dessus du sol. Il y eut une courte bousculade, un cliquetis de matériels se fit entendre, et les éclairages blancs des chaînes de télévision saturèrent très brutalement la lumière jaune ambiante.

Marie-Michèle Laborde plissa d'abord les yeux, mit sa main devant son front en visière pour contempler son auditoire, montra les dents en un méchant rictus qu'elle tenta vainement de transformer en sourire.

Elle adressa un signe à l'un de ses conseillers confinés au fond de la pièce ; le pauvre garçon transpirait plus dans l'obscurité qu'elle sous les sunlights. Il accourut jusqu'au pied de l'estrade. Elle se pencha et lui glissa quelques mots à l'oreille qui semblèrent le paralyser. Il fut ensuite pris d'une sorte de frénésie, palpant ses poches, balayant la salle d'un faisceau de regards de détresse jusqu'à ce que son visage s'éclairât d'une solution. Levant les bras vers le pupitre, il ouvrit à tâtons une chemise de papier qui se trouvait déjà là ; elle contenait le texte de la brève allocution que devait prononcer la vice-Présidente dont le  visage hâlé témoignait de son court séjour en zone de conflit tropical. Il lui restait même une rougeur brulante sur les pommettes et sur le nez. Cet aléa solaire mis à part, sans doute s'était-elle assoupie dans l'avion car un pli barrait sa joue droite. C'en était presque touchant.

Marie-Michèle Laborde aurait pu être jolie si elle n'avait affiché en permanence cet air rogue. Le timbre de sa voix sonnait mal, même quand elle cherchait à l'attendrir. Il insultait les tympans de ses interlocuteurs forcément attentifs à ses propos. Son débit  saccadé butait de temps à autre sur une hésitation qui ne ressemblait à rien de connu. Cela faisait à peu près : « heuyyyeeeuh ». Quant à ses tenues vestimentaires, elles ne variaient que du kaki au bleu, vestes coupées en sahariennes, pantalons droits et mocassins, le tout agrémenté d'une broche et d'un pashmina comme pour s'affirmer femme dans une fonction qu'elle avait toujours crue taillée pour les hommes. A l'ombre d'un Président élu au nom du progrès, la cassante Marie-Michèle Laborde restait une indécrottable conservatrice.

Ce soir-là, devant une presse hostile, il lui fallait justifier l'intervention musclée des agents de police accourus place Pasdeloup. En préambule, elle lut une déclaration étayée d'articles de loi. Très solennellement et sans émotion, elle rappela que toute manifestation sur la voie publique était soumise en France à l'obligation d'une déclaration préalable auprès du Maire ou du Préfet, et patati et patata.

Après huit à dix minutes, quelques journalistes baillèrent ostensiblement ou consultèrent leur montre pendant que d'autres riaient sous cape en échangeant les derniers potins parisiens. Elle regarda l'heure, elle-aussi, d'un geste fugace... et décida qu'à 23h42, il était largement le temps de conclure.

Elle cessa de parler, contempla l'assistance en souriant, attendit les questions.

Une main se leva.

Quelqu'un demanda si les autorités reconnaissaient que le sort réservé à la jeune Suzanne, sourde et muette -dont le calvaire commencé place Pasdeloup s'était poursuivi au poste de police- s'apparentait à une bavure. Elle ne reprit pas ce terme à son compte. Avec l'aplomb qui la caractérisait, la vice-Présidente opéra plutôt un virage téméraire pour décrire l'action du Président et de son gouvernement en faveur des handicapés de moins de 30 ans. Un journaliste s'en agaça, l'exhorta à répondre à la question qu'on lui avait posée. Sans se départir d'un calme très maîtrisé, elle l'interpella à son tour.

-  Croyez-vous qu'il soit acceptable, Monsieur, qu'une jeune femme  handicapée aidée par l'Etat contrevienne aux lois de la République en manifestant sur la voie publique sans autorisation -la nuit, qui plus est- et menace physiquement les fonctionnaires de la force publique ?

Lentement, comme s'il cherchait à comprendre ce qu'il venait d'entendre, son interlocuteur répéta après elle :

-  « ... menace physiquement les fonctionn... ? »

Marie-Michèle Laborde n'attendit pas la fin de la phrase.

-  ...En effet, oui. Cette contrevenante a gesticulé de manière très agressive en marchant sur eux. Elle a agité ses bras. Ils ont agi avant qu'elle ne lève la main sur un agent de police.

Du fond de la salle, sonorisée par un microphone baladeur, une voix de femme dit soudain très doucement : 

-  La « gesticulation » de Suzanne, Madame, je l'ai vue comme beaucoup de gens sur internet. Sauf erreur, elle exprime en langue des signes un sentiment qui n'est étranger à personne : l'indignation... à moins qu'il ne s'agisse plutôt de la colère... Dans ce cas, la vidéo en atteste, la colère de Suzanne était non violente.

On vit alors la vice-Présidente déglutir, manifestement déstabilisée par ce qui venait d'être dit. Elle chercha des yeux un verre d'eau. Sous les tropiques, elle avait eu chaud... Peut-être s'y était-elle déshydratée ?

Là-bas, devant les caméras, il lui avait fallu partager les rations alimentaires des soldats sous une tente de campagne. Elle avait du résister à l'incessante pression de ce conseiller en communication, ce merdeux dont le Président lui avait imposé la présence ; il avait voulu la convaincre de la nécessité -« ce serait bon pour votre image, ça vous humaniserait »- de passer deux nuits sur un lit-picot  comme un trouffion de base.

Elle se ressaisit :

-  Y'a-t-il une autre question ? Ce sera la dernière.

Dos vouté, visage tombant, cheveux gris en friche, un vieux journaliste revenu de tout ou presque se leva de sa chaise sans se hâter.

-  Deux questions, si vous le permettez.

Elle acquiesça.

-  La jeune Suzanne fera-t-elle l'objet de poursuites ?   Si tel devait être le cas, quelles en seraient les motifs ?

Reprenant le texte que l'un de ses collaborateurs avait écrit pour elle, elle parut soulagée.

Elle marqua un temps d'arrêt, parcourut rapidement le document en tournant les pages, ouvrit la bouche et lut sur un ton d'abord hésitant puis à nouveau ferme et tranchant, très sûre d'elle, mécanique :

-  Eh bien, elle sera poursuivie pour manifestation sans déclaration préalable, refus d'obtempérer, outrage à agent de la force publique et...

Michèle-Marie Laborde devint blême à tomber. D'une voix  bredouillante, proche de l'extinction, elle conclut...

-  ...et... euhyyyeeeuh... et... yeuh... tapage nocturne.

 

«Tapages nocturnes», épisode 2

 

Episode_2.jpg © Nathanaël Charbonnier

De l'autre côté de la voie rapide, dans le quartier foutraque et populeux de Nzeng Ayong -on prononçait Nzayon-, il allait être 11h00.

En short écru et large chemisier hawaïen à fleurs de tiaré pour motifs, une gazelle  effleurait avec dextérité les touches crasseuses du seul clavier d'ordinateur que recelait la « Case à Jimmy ». La présence d'un PC permettait au taulier d'afficher fièrement à l'entrée du bistro le mot « cybercafé ».

Jimmy était un expatrié, un blanc venu de France chercher au Gabon l'argent, le confort domestique, les filles faciles et le respect craintif des autochtones : tout ce que son pays natal, en somme, lui avait refusé.

Vautré depuis le matin sous la véranda de son rade librevillois, il transpirait abondamment dans sa chemise bleue, une guenille tachée d'auréoles.  Avec une mine de poussa assoupi, il observait la rue du coin de l'œil sans rien perdre de ce qui se passait à l'intérieur de son établissement. De temps à autre, un petit carré de serviette à la main, il s'épongeait.

La gazelle, elle aussi, commençait à souffrir de la chaleur. Elle fit signe au serveur ; il lui répondit en venant prendre la commande avec l'empressement débonnaire d'un pangolin.

En dépit de l'heure, la clientèle ne se bousculait pas. Un groupe pouvait toujours investir les lieux sans prévenir et en vider les frigos comme de rien.

Après avoir fait entendre la semelle de ses savates d'un bout de la pièce à l'autre, le garçon de salle se planta auprès d'elle. L'étrangère lui commanda la bière locale, la Régab. Le regard ailleurs, il émit nonchalamment quelques sons entre ses dents cariées. Elle lui demanda poliment de répéter ce qu'il venait de dire et qu'elle n'avait pas compris. En s'appliquant cette fois, il articula :

 Vous voulez la maman ou la fillette ?

 Pardon ?

 La Régab... Grande ou petite ?

 

L'employé de Jimmy revint deux minutes plus tard avec  une bouteille bien dimensionnée dont il fit sauter la capsule à l'aide d'un outil de fortune. Faute de verre, la jeune femme porta le goulot à ses lèvres et commença à boire. Gorgée après gorgée, en marquant quelques pauses jalonnées de renvois étouffés, elle savoura les soixante cinq centilitres de cette blonde légère que l'on pouvait consommer avec un zeste de citron vert ou un peu de jus d'ananas. Il n'en resta bientôt plus que le fond mousseux.

Sur l'écran du PC, dans la colonne « commentaires » du forum ouvert devant elle, un internaute l'interpellait. Il avait pour signature ‘dupleix'.

Apparemment, il n'était pas en phase avec ce qu'il venait de lire. Il semblait fâché autant avec les conventions de l'orthographe qu'avec le cyberfélin auquel il s'adressait.

 hey, chatgrix !! kestu nous miaule ??? t'a jamé entendu parlez des manif' d'autrefois ? T né quand ? T'a plus un gouvt qu'acepterait kon defile la night à paris. Des clampins ds la rue après minuit par pak de dix ou de cents c tout de suite keufs-tonfa-ballon. mon conseil à chatgrix : fé toi castré ça te calmera.

Un regard pour l'écran, un autre pour le ventilo du plafond dont l'inquiétante rotation faisait craindre une décapitation accidentelle, chatgrix vida tranquillement le fond de sa Régab. Elle resta là quelques instants, la tête en arrière, la bouteille vide collée à la bouche, les yeux rivés en coin sur l'ordinateur et sur lui seul.

Le message qu'il lui offrait de lire à présent émanait du modérateur du site. Il invitait dupleix à moins d'exaltation et lui suggérait de recourir sans délai au bon vieux correcteur orthographique. Il écrivait : « Faites gaffe à l'orthographe ! On relit et on corrige son message avant de le poster ». Et pour indiquer à son interlocuteur qu'il ne brandissait pas cette dernière remarque comme une menace, il ponctuait son intervention d'un smiley.

Dans la foulée s'afficha un autre message. L'auteur s'identifiait sous le pseudo ‘napix310'. La cliente du cybercafé décolla la bouteille de ses lèvres, la posa près du clavier et parcourut  la prose du nouveau venu avec un intérêt que n'auraient pas contesté les cafards, résidents permanents de la « Case à Jimmy ». Elle lut :

 Je veux répondre à dupleix en trois points. Trois points et une conclusion.

Le curseur de napix310 vint se placer à la ligne. Il clignota pendant trois ou quatre secondes, le temps sans doute de ménager le suspense... Puis l'écran, à nouveau, s'anima.

 1/ Certes, le droit de manifester sur la voie publique est soumis à une obligation d'autorisation préalable. Sans cet aval des autorités, il est sage de supposer que l'on va tout droit vers de gros ennuis... 2/ De la part des pouvoirs publics, le fait d'accepter cette  demande d'autorisation préalable revient à imposer aux organisateurs de la manifestation le parcours balisé que devra emprunter le cortège. On s'achemine ainsi vers une protestation contrôlée, donc modérée, sous la surveillance de centaines de policiers suréquipés...

Encore une fois, le curseur sembla marquer une pause.

 3/ Pour défiler le jour, il faut ne pas travailler, il faut donc être en grève. Manifester conduit donc à s'amputer du salaire d'une journée...

Un autre internaute, un marrant qui répondait au nom de bouducon fit une brève intrusion dans la démonstration en cours, il écrivit : « Poil au nez ». Cela n'eut aucun effet sur la concentration de napix310 qui en vint à sa conclusion.

 ...En conclusion, je le dis à dupleix, l'occupation nocturne  d'une voie publique n'a que des avantages : on n'incite  personne à perdre une journée de salaire, les chances de mobilisation s'en trouvent accrues... Et pas besoin de convoquer les keufs !

Une nouvelle fois, le modérateur intervint. Il mit en garde napix310, lui rappelant que toute intention illégale ne saurait être tolérée sur la toile, que l'incitation à la violence était punie par la loi, que tout propos à connotation injurieuse était formellement proscrit et que ses messages, à l'avenir, risquaient d'être « filtrés avant publication ». Il faisait son boulot. S'il se conformait aux règles du genre, c'était dans un seul but : il ne voulait pas offrir à des lecteurs indésirables un bon prétexte pour fermer le site.

D'une pichenette de l'index et du bout de l'ongle, la fille au chemisier hawaïen chassa la grosse blatte à longues antennes qui émergeait du clavier. Elle se remit au piano informatique et  s'identifia : ‘chatgrix'.

Prestement, elle écrivit :

 Qui parle de violence ? Un rassemblement nocturne peut très bien se dérouler en silence. Cela n'en serait que plus fort. Et peu importe le nombre des personnes présentes, c'est la répétition de l'évènement qui compte. Restons éveillés, la nuit est à nous !

 Ces quelques lignes appelèrent un bref commentaire de dupleix. Il avait activé son correcteur orthographique.

 Vu comme ça, évidemment, ça change tout ! Où faut-il signer ?... Et vous autres, amis internautes, qu'en pensez-vous ?

Chagrix sourit aux anges.

Une fois de plus, quelque part dans le Tamil Nadu, dupleix n'avait pas manqué le rendez-vous. Il en faisait toujours un peu trop, soit... mais le fait était là : de forum de discussion  en forum de discussion, depuis le premier essai réalisé sur silencieuxmaisconscients.com, l'idée était lancée. Les dés étaient jetés.

 

***

 

Prenant congé de ses collègues après la réunion du matin,  le Lieutenant de police stagiaire Constance Tranh se dirigea vers la tablette minuscule que le commissaire Cheyrieux lui avait désignée d'un geste désinvolte le jour de son arrivée dans le service. « Stagiaireland », c'était le nom que l'on donnait à ce coin sombre équipé d'un PC sans autre éclairage que l'intense luminosité dégagée par l'écran.

Le matin même, Constance avait rendu visite à quelques sites dont l'existence presque confidentielle n'avait jamais paru menacer l'ordre public. Elle y avait retrouvé des signatures qui lui étaient devenues familières.

Semaine après semaine, napix310, dupleix et chatgrix s'invitaient dans les forums pour y balancer leur pavé virtuel.

A chaque fois que le trio s'activait, sa trace s'insinuait dans les interstices du net. En suivant les liens hypertextes, on perdait peu à peu les pseudos de ces trois-là. Mais la graine qu'ils avaient semée dans la blogosphère germait partout en un rosier grimpant à croissance vive. Une fois déjà, la nuit dernière, un premier bourgeon avait fleuri près d'un square parisien, place Pasdeloup.

De son poste d'observation de « Stagiaireland », Constance Tranh en avait acquis la certitude : d'autres fleurs ne tarderaient pas à éclore.

**************** 

Deux clients entrèrent dans le bistro que Constance Tranh fréquentait à longueur d'année. « L'Angelo » occupait l'angle d'un pâté d'immeubles, à quelques centaines de mètres de chez elle, entre Pernéty et Plaisance.

L'homme qui s'avançait vers le bar avait l'air chafouin, les mèches de cheveux châtain en désordre, des lunettes comme on les faisait dans les années 60 : chaque verre était cerclé de métal et surmonté d'une fine barre écaillée. Taillée au sécateur, sa moustache semblait être là pour créer une diversion, pour tenter de faire oublier sans succès ce nez ridiculement retroussé dont les narines  s'ouvraient au vent. Il était vêtu d'un loden vert, de pantalons de flanelle et de souliers « made in Germany » que l'on aurait dits peu esthétiques à franchement moches, mais qui lui assuraient le confort et les pieds secs. La femme qui l'accompagnait ne portait rien qui put la distinguer d'une ombre. Seul détail particulier : sa  grande taille. Les deux formaient un couple asymétrique et laid.

Ils allèrent droit vers le comptoir. Le patron, un Sicilien bourru, les servit sans attendre la commande. C'était le privilège dû aux habitués.

Après avoir actionné le percolateur, Angelo posa sur le zinc deux sous-tasses et  des cuillères vers lesquelles il fit glisser le sucrier.

Il essuya le creux et le plat de sa main droite sur sa chemise, la tendit vers le petit chafouin et lui dit : « ça va, mon copain ?... ». L'autre répondit aussitôt : « ... ça va comme un jeudi ! ». Le rituel s'acheva, la discussion de comptoir put commencer.

 

Il fut d'abord question de la rencontre de football qu'une chaîne de télévision avait retransmise la veille. D'autres piliers de bar se mêlèrent à la conversation pour contester un coup-franc qu'avait sifflé l'arbitre. On traita l'homme en noir de « buse », on spécula sur le résultat du match de retour, puis on changea de sujet.

Très vite, sans trop savoir comment, on revînt sur le rassemblement dispersé l'autre nuit à grands coups de tonfa. On s'apitoya sur le sort de la jeune Suzanne. Des jeux de mots sans relief fusèrent autour de son handicap et l'on en rit de très bon cœur. La rigolade atteignit son paroxysme quand le client à narines évoqua la dernière déclaration de la vice-Présidente.

Les radios du matin l'avaient diffusée en boucle. Dans une actualité assez terne par ailleurs, l'embarras de Marie-Michèle Laborde avait été le must de toutes les éditions matinales. La mine éclairée d'un sourire clownesque, le petit chafouin éructa le trait qu'il se préparait à servir depuis l'aube aux clients d'Angelo : « ... tapage nocturne... C'est vrai qu'l'aut'nuit, z'ont bien tapé, les cognes. Pour du tapage, c'était du tapage de premier choix !».

Une rafale de rire lui répondit mais sans spontanéité, comme une formule de politesse. Il remit donc sa tournée générale de persiflage avec la ferme intention d'emporter cette fois l'adhésion du public.

-  Tapage nocturne, maintenant, ça veut dire (il prit son élan pour être certain de ne pas rater son effet et déroula précautionneusement sa phrase) : Violences commises de nuit par la flicaille sur des citoyens  pacifiques. Il ajouta : « Ce sera bientôt dans le dictionnaire ! »...

Nouvelle rafale de rire, un rire cette fois bien relâché.

Un ton au-dessus des autres, Constance perçut un long ricanement d'hyène qui collait presque la chair de poule. Il émanait de la grande dame incolore. Secouée de spasmes, elle renversa un peu de café très sucré sur le col de son imperméable.

Un peu à l'écart, l'œil torve, un gros type à l'accent parigot décida sur le champ de ne pas laisser les grosses narines jouer le concert en solo. S'arrogeant la parole, il balança d'une voix qui n'avait pas besoin de mégaphone :

-  Et la p'tite Suzanne, la silencieuse congénitale, hein ?... Vous croyez qu'elle aurait cru être accusée un jour d'avoir parlé trop fort ?... (Approbation réjouie de l'assistance). Bientôt, c'est sûr, elle pourra faire actrice dans « Vos gueules les muettes » !

Il récolta illico une aubade ravie de « Hoooo-Ho-Ho-Ho ! » qui se muèrent en une cascades de hoquets sonores et variés. Le déluge d'éclats de rire éclaboussa la rue, des passants jetèrent un regard furtif vers l'intérieur de la brasserie pour récolter leur part de cette marmite de bonne humeur.

Assise sur la banquette qui longeait l'une des baies vitrées du bistro, Constance Tranh referma son journal qu'elle ne parvenait plus à lire. Elle observa Angelo. Il restait imperturbable, concentré, comme insensible aux saillies qui égayaient son bar. Ses gestes étaient très calculés. En deux temps trois mouvements, elle le vit disposer sur le comptoir un grand café-crème accompagné d'un verre d'eau. L'un de ses habitués venait d'entrer.

Par-dessus les robinets à bière, après avoir essuyé ses doigts sur sa chemise, le cafetier tendit la main droite au nouvel arrivant : « ... ça va, mon copain ? ».

 

***

 

Dans son bureau du Palais présidentiel, Maurizio Caillard s'impatientait. Son conseiller à la sécurité publique ne savait décidément pas faire court. Les yeux, le corps toujours mobiles, le Président, en l'écoutant, ne tenait pas en place.

A intervalles réguliers -pauses dont la durée n'excédait pas quarante secondes-, il jaillissait de son fauteuil. A toute allure, il filait vers l'une des seize pendules de sa collection chérie.

Toutes ces pièces d'une facture exceptionnelle avaient orné au fil des siècles les cheminées des grandes Cours d'Europe. Elles auraient constitué l'unique décor du chef de l'Etat s'il n'avait fait installer auprès de lui et face à ses interlocuteurs, sur le chevalet finement doré d'un roi-peintre des Balkans,  son portrait présidentiel en tenue d'apparat. Auprès de lui qui inspectait au loin la ligne bleue des Vosges, son épouse photographiée assise alors qu'il se tenait debout le regardait avec amour, admiration, respect et soumission. Elle se prénommait Imogène. L'opinion perfide l'avait surnommée « Collagène ».

 Les minutes s'écoulaient pendant que le conseiller parlait. Le Président, lui, s'affairait.

Muni d'un petit plumeau extrait d'un de ses tiroirs, il époussetait à présent une horloge noir et or surmontée d'un buste de Nubienne enturbannée, encadré de chérubins. Connue sous le nom de « pendule au Nègre », elle était typique de la fin du XVIIIe siècle.

Une fois ce brin de ménage accompli, Caillard s'immobilisa debout, jambes écartées, devant une pièce faite d'ébène et d'un bronze serti de pierres semi-précieuses. Cette œuvre réalisée à la fin du XVIIe par un pieux horloger italien fonctionnait sans aiguilles et sans sonnerie.

 

Les pieds vissés au parquet, Maurizio Caillard se tourna de trois-quarts vers son collaborateur. Montrant l'objet du doigt, d'un index agité de mouvements secs, il interrompit le conseiller.

-       C'est un cadeau du Pape. Le Saint-Père m'a offert personnellement cette horloge. Personnellement !... C'est un système à bielle. Eh oui ! Vous voyez ce que ça veut dire, Muzeau ?... A bielle !

Le conseiller Louis Muzeau de la Chaizière eut la courtoisie de se montrer bougrement intéressé par les pendules à bielle. Interrompu dans son compte-rendu, il attendait juste que son patron lui dise : « Continuez ». Caillard finit par lui lancer sèchement : « Abrégez ! ».

 L'énarque abrégea.

Au terme de son exposé, le Président lui demanda ce qu'il préconisait. La réponse ne tarda pas, prête à être déclinée en trois points.

-  Premièrement, Monsieur, je vous suggère de créer une cellule chargée d'identifier sans tarder les internautes sans lesquels l'incident de l'autre nuit n'aurait certainement pas eu lieu. Deuxièmement, sans doute serait-il opportun d'équiper les forces de police de sonomètres : s'il y a tapage nocturne, il doit être avéré...

 

Maurizio Caillard, pour qui rien n'allait jamais assez vite, le coupa encore une fois.

-  ... Et la muette, qu'en faites-vous de la muette ? Les associations de handicapés se déchaînent. Partout on se moque de nous. En plus de ça, la bévue de la vice-Présidente nous fait passer pour des abrutis. « Tapage nocturne », tu parles !!! Une muette et des mimes !...

Louis Muzeau hochait la tête. Il avait la solution.

-  Tout d'abord, je crois qu'il serait bon d'ajouter à votre agenda, dans les quarante-huit heures, une visite médiatisée de l'une de nos écoles de police. Ce serait l'occasion de réaffirmer le soutien indéfectible de l'Etat -donc votre soutien, Monsieur- aux fonctionnaires chargés du maintien de l'ordre. A cette occasion, vous pourriez annoncer que les prochaines promotions d'élèves gardiens de la paix verront leur emploi du temps s'enrichir d'une initiation au langage des signes et d'un cours de sensibilisation à tous les handicaps.

-  ... Ah, ça c'est bien, ça, mon petit Muzeau ! Cette idée-là, j'aurais pu l'avoir. Vous apprenez vite. Oui, c'est très bien. Mais dites-moi ?... la vice-Présidente est-elle au courant de ce que vous proposez ?

-  Oui, monsieur le Président. Elle est au courant, elle approuve tout sans réserve.

-  Sans réserve ?...

-  ... Sans réserve, monsieur le Président.

 L'entretien s'arrêta là.

 

Louis Muzeau de la Chaizière regagna la soupente qui lui tenait lieu de bureau. Il jeta un œil sur sa chevalière, se répéta mentalement la devise de son clan : « Brave devant l'essentiel, je fuis le superflu ».

Au fond, il n'avait que mépris, que  dégoût pour ce petit monarque républicain à qui le suffrage universel tenait lieu de sceptre et la vulgarité de couronne.

En parcourant les couloirs, saluant le menu personnel mais ignorant les courtisans qui faisaient antichambre, il pensa au domaine familial et aux héritages de sa dynastie. Entre autres merveilles, bien servi par l'hérédité, Monsieur le Vicomte de la Chaizière possédait depuis toujours l'une des toutes premières montres bracelet jamais conçues ainsi qu'une Neuchâteloise à poids et une horloge de marine offertes à son aïeul, vassal de Louis XVI, par l'horloger de Marie-Antoinette Abraham-Louis Bréguet.

Noblesse oblige, ce châtelain quadragénaire, ce rescapé de la guillotine, ce grand aristocrate serviteur d'un Etat régicide, remettait en son for intérieur quelques pendules à l'heure.

 

***

 

Les yeux rougis par les heures passées devant le halo lumineux de son ordinateur de service, le Lieutenant de police stagiaire Constance Tranh se remémora la scène cocasse qui s'était jouée le matin-même en sa présence, au bar de la brasserie « L'Angelo ». Dans sa tête résonna l'échange entre le moustachu aux narines dilatées et le gros Parigot truculent.

Elle se rappela le « Vos gueules les muettes » et réprima un fou-rire qu'elle dissimula vite derrière un mouchoir de papier. Elle y étouffa une toux de pacotille. Absorbés par leur boulot, ses collègues n'avaient de toute façon pas le cœur à se laisser distraire par le rhume d'une stagiaire.

Elle reprenait à peine ses esprits et finissait de faire semblant de se moucher quand apparut Cheyrieux, une chemise rose cartonnée pincée entre le pouce et l'index. Son maître de stage affichait un air grave et important.

-  Tranh, j'ai à vous parler.

-  Oui, Monsieur le Commissaire ?

Cheyrieux s'agaça de cette réponse, leva les yeux au ciel,  le mouvement de sa tête décrivant un arc de cercle de la droite vers la gauche.

-  Si j'avais quelque chose à vous dire ici et maintenant, je le ferais ! Quand je vous dis que j'ai à vous parler, ça signifie que je vous attends dans mon bureau. C'est clair, non ?

-  Oui, Monsieur, je vous suis.

Constance ferma sa session et emboîta le pas nonchalant  du commissaire.

 

Il se cala dans son fauteuil, la regarda comme s'il tentait de traduire une énigme. Le Lieutenant stagiaire Tranh se tenait debout devant lui, attendant qu'il l'invitât à s'asseoir, ce qu'il omit de faire.

-  Bon. Votre rapport sur les zozos d'internet fait un tabac, jeune fille. Après la P.P., il est passé dans les mains du dir'cab' de la vice-Présidente avant d'atterrir dans celles du conseiller à la sécurité du Président -vous savez ?- le Mizo de Proutemachère.

-  Muzeau de la Chaizière ?

-  Si vous voulez, oui. Enfin. Le résultat c'est que le chef de cabinet du Préfet demande à me voir... Alors faites-moi un résumé succinct de ce que vous avez écrit, je n'apprendrai pas ce rapport par cœur.

En une petite heure, le Lieutenant stagiaire Constance Tranh précisa le contenu du document que son maître de stage ne quittait désormais plus des yeux. La novice détailla à son supérieur hiérarchique de quelle façon, affectée à la surveillance de certains sites et blogs jugés peu  dangereux, elle avait relevé des faits troublants au cours du mois passé.

Elle raconta la consultation très régulière des « nuages de tags ». Ces « tags clouds » lui révélaient les mots les plus fréquemment composés sur les claviers des internautes, tous ces gens qui se connectaient aux sites dont elle assurait le suivi.

Dès sa prise de service, fin septembre, sous l'autorité de Cheyrieux, la jeune femme avait vu apparaître avec récurrence, presque accolés -jumeaux en quelque sorte-, les termes « manifestation » et « nuit » ou leurs déclinaisons verbales « manifester » et adjectivales « nocturne »... Parfois, sur le podium, s'invitait pour le bronze le mot « silence » que suivaient de très près les anglicismes  « freezing » et « flashmob ».

Jour après jour et systématiquement, elle avait disséqué une vingtaine de forums pour conclure que des inconnus tentaient de faire descendre les Français dans la rue entre 22 heures et 7 heures du matin et que, une fois au moins, ils étaient arrivés à leurs fins.

 

Apparemment très concentré sur ce qu'il entendait, Cheyrieux prit soudain une grande inspiration. Il abaissa les paupières, les maintint closes pendant deux secondes, puis à nouveau leva les yeux vers Constance...

 Mais à la fin, qu'est-ce qu'ils cherchent ? Pourquoi font-ils ça ?

 Pour l'instant, c'est impossible à dire.

Il eut soudain cette mine chiffonnée qu'elle lui connaissait bien, lèvres serrées, mâchoires dures et front plissé. Elle entreprit de le détendre en ne restant pas sur cette réponse négative. Constance reprit son exposé.

 Ma seule certitude, c'est qu'ils choisissent assurément leurs cibles. Ils interviennent aux heures les plus propices, attendent qu'une discussion soit lancée... et là, ils font leur numéro...

Il l'interrompit sans avoir l'air de la questionner...

 ... leur numéro...

 Oui, ils interviennent toujours au bon moment pour glisser leur idée de manifestations silencieuses  la nuit. Ils semblent agir à trois. L'un d'entre eux fait le candide : à pas feutrés, il entre dans le forum au moment où le débat s'emballe mollement sur un sujet politique, un sujet de société. Il est dans l'interrogation.

Il interpelle calmement ses lecteurs en colère sur l'efficacité des grèves, sur l'utilité des grands défilés de protestation entre République et Bastille, République et Nation. Quant

au deuxième acteur de ce sketch bien rôdé, il déboule dans le forum comme un troll...

 ... Un...tt... troll ???

 Un troll, en effet. Dans toute conversation sur le net, on doit toujours s'attendre à voir s'inviter quelqu'un qui vient torpiller les échanges entre internautes pour une raison ou pour une autre, parfois innocemment. En cyberlangage, c'est un troll. Dans ce que j'observe depuis septembre, le troll, ici, n'est pas un isolé. Il est le complice de celui que j'appelle le candide et d'un troisième larron qui joue l'idéologue savant. La preuve : ce faux troll finit toujours par épouser le point de vue des deux autres en prenant chacun des visiteurs du site à témoin. Oui, c'est ça ; c'est un numéro. C'est même un numéro drôlement bien emballé.

 Cheyrieux réagit par un long hochement de tête.

 Et les autres internautes, comme vous dites, ils réagissent comment à ce numéro ?

Le Lieutenant de police stagiaire haussa les sourcils, deux courbes parfaites sous un front sans rides. Constance  répondit brièvement...

 ... Ils ne marchent pas, Monsieur. Ils courent.

 

***

Au même moment, à la même heure, Aurélien Fenaux quitta d'un clic la page qu'il avait ouverte une heure plus tôt. Il se dirigea vers la caisse, régla le prix de sa connexion et demanda s'il y avait pour lui une petite table libre dans la partie « bar à tapas » du cybercafé sévillan. D'un geste du menton, le gérant lui en indiqua une. En retour, Aurélien montra du doigt les tortillitas de bacalao que la serveuse apportait à un autre client. Le gérant acquiesça.

Le jeune Français prit place sur un tabouret de bois qu'il tira de sous la table. En attendant ses beignets de morue, il sortit d'une poche de son caban un texte de quelques feuillets agrafés qu'il regarda comme on contemplerait une prise de guerre. En exergue et en majuscules, le document portait la mention « Rapport confidentiel ».  S'ensuivait le nom et la qualité de l'auteur : « Constance Tranh, Lieutenant de police stagiaire ». 

La suite demain sur Mediapart.

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